Quand sauver les Lettres écrit à SOS Education et Philippe NEMO

Une trop longue erreur 

Article Philippe NEMO LE FIGARO

16 septembre 2003 

ÉDUCATION La commission nationale sur l’école a commencé hier ses travaux
Une trop longue erreur 
[16 septembre 2003]
Jean-Pierre Raffarin a installé hier la commission d’une quarantaine de personnalités qui pilotera le «débat national sur l’école» dont l’ambition est de déboucher sur une révision de la loi d’orientation de 1989, socle du système éducatif actuel. L’éducation va ainsi occuper le devant de la scène jusqu’en 2004, date à laquelle le gouvernement entend faire voter une nouvelle loi d’orientation «pour les quinze ans à venir», selon le ministre Luc Ferry. Nous publions ci-dessous deux contributions au débat.Il est urgent de comprendre que les crises successives de l’Éducation nationale ne sont pas des phénomènes ponctuels, mais sont le résultat d’une même erreur initiale dans la politique scolaire du pays commise il y a plus de quarante ans et jamais corrigée depuis. Après y avoir longtemps réfléchi (1), je pense pouvoir retracer ce qui s’est réellement passé pendant ce presque demi-siècle. La tragédie s’est nouée en trois actes.

Acte 1. Au lendemain de la guerre, en 1947, les communistes Langevin et Wallon proposèrent de réaliser en France l’école unique, creuset de l’homme nouveau socialiste. Repoussé par deux fois à la Chambre sous la IVe République, ce projet fut mis en œuvre, paradoxalement, par De Gaulle au début de la Ve.

On unifia le système scolaire, jusque-là divisé en trois grands secteurs plus ou moins indépendants, le primaire, le secondaire et le technique. On supprima les classes primaires des lycées, les classes secondaires du primaire (les «cours complémentaires») et, peu à peu, on homogénéisa les programmes de façon à supprimer les filières.

Le «collège unique», faussement attribué à l’initiative de M. Haby, ne fut que l’étape finale de ce processus, qui était programmé dès 1958. L’Éducation nationale devint alors un monstrueux système bureaucratique, et ses syndicats montèrent en puissance à mesure qu’augmenta, dans un système administratif unifié, leur pouvoir de nuire.
Dès cette date, l’Éducation ne fut plus nationale. Elle fut, de jure, cogérée par le ministère et les syndicats. De facto, elle fut gérée par les syndicats seuls, car les ministres passaient (et souvent sautaient), alors que les syndicats restaient. Je dis bien que l’Éducation «nationale» usurpe désormais ce qualificatif, car la nation, qui n’a d’autre organe d’expression que le suffrage universel, et d’autres représentants légitimes que le Parlement et le Gouvernement, n’eut plus jamais, de ce jour, son mot à dire dans la politique éducative du pays.

Acte II. Pourtant, aussitôt mise en place, l’école unique se révéla produire l’inverse de l’effet recherché. Au lieu de résorber les inégalités scolaires, on s’aperçut qu’elle les exacerbait. On découvrit en effet, dès le début des années 1960 que, quand on place dans une même école et devant un même professeur les 20% d’élèves qui allaient auparavant au lycée et les 80% qui allaient à l’école communale et dans les cours complémentaires, c’étaient toujours les premiers nommés, c’est-à-dire les enfants des milieux «privilégiés», qui réussissaient. Le résultat réellement produit par un cours ne dépend pas en effet seulement du cours lui-même, mais aussi des structures mentales des élèves qui le reçoivent.

Pour suivre l’enseignement secondaire classique, qui, même élémentaire, est déjà par nature scientifique, il faut, dès l’entrée en 6e à l’âge de 10 ans, avoir atteint ce que les psychologues de l’intelligence comme Jean Piaget appelle le stade de la pensée «abstraite» et «désintéressée». Or ce stade n’est atteint à l’âge de l’entrée en 6e que par les enfants vivant dans un milieu familial où leur intelligence abstraite est activement stimulée, c’est-à-dire dans les milieux «bourgeois».

Dans ces conditions, l’école unique conduisait à une double catastrophe. Non seulement c’étaient encore les fils de polytechniciens qui devenaient polytechniciens, donc l’école unique ne changeait rien en pratique. Mais, ce qui était pire, ce privilège devenait légitime, puisque tous les enfants, désormais scolarisés dans une même école, étaient censés avoir eu les mêmes chances.

Constatant cet échec, le gouvernement gaulliste aurait pu renoncer à l’école unique et revenir à l’école méritocratique de Jules Ferry, qui avançait plus lentement, mais plus sûrement, vers la «démocratisation» souhaitée par tous. Mais cette correction de trajectoire ne pouvait pas être acceptée par les syndicats qui, grâce à la tourmente de 1968, imposèrent leurs propres solutions. Celles-ci consistaient en une fuite en avant. Puisque l’«alignement vers le haut» du plan Langevin-Wallon ne fonctionnait pas, on procéderait à un «alignement par le bas». En un mot, on primariserait le secondaire. Cela tombait bien: la majorité des professeurs du secondaire de l’époque étaient d’anciens instituteurs.

C’est à partir de cette date que l’Éducation dite nationale commença à détruire purement et simplement l’enseignement secondaire français traditionnel. Rejetant une tradition éprouvée, on donna carte blanche aux «pédagogues». On décréta le caractère oppressif des savoirs. On refondit tous les programmes dans le sens du flou, de l’incohérence et de l’appauvrissement. On rendit impossible la structuration de l’esprit en cassant net, au nom de la spontanéité des «apprenants», le processus d’acquisition méthodique des savoirs.

L’affaire se compliqua par le fait que les réformateurs, menés par la FEN et le SGEN, ne purent, malgré tous leurs efforts, imposer l’intégralité de leurs réformes. La logique de celles-ci aurait été de supprimer jusqu’à la notion même de programme, donc la structuration des collèges et lycées en classes annuelles successives, donc aussi toute hiérarchie entre catégories d’enseignants. Or le SNES communiste veillait aux intérêts corporatifs des professeurs agrégés et certifiés. Il combattit les «pédagos» autant qu’il le put. Il en résulta une situation bloquée, provoquant un lent pourrissement. Il n’y eut plus, bientôt, de véritable programme national.

Acte III. Dans les décennies 1960 et 1970, l’école avait subrepticement changé de fonction sociale: elle était devenue peu à peu une simple garderie de la jeunesse. Et c’est parce qu’elle jouait passablement bien ce nouveau rôle qu’on l’a dédouana de ne plus jouer correctement son rôle d’éducation et d’instruction.

Il y eut des raisons sociologiques profondes, tant structurelles et conjoncturelles, à cette transformation insensible de l’école. D’abord, le travail des femmes s’était généralisé; or les femmes ne peuvent quitter la maison si les enfants ne sont pas gardés à l’extérieur. Ensuite, à partir du début des années 1970, le chômage de masse s’était développé en Europe, et l’on avait réagi à cette pression exercée contre l’emploi en diminuant la durée du travail, soit celle du travail hebdomadaire, soit celle de la vie de travail, ce dernier facteur se décomposant à son tour en abaissement de l’âge de la retraite et en retardement de l’entrée sur le marché de l’emploi. C’est ainsi que la durée moyenne de scolarisation doubla, passant de neuf ans aux lendemains de la guerre à plus de dix-huit ans aujourd’hui. Pendant la même période, les dépenses scolaires décuplaient en francs constants. Ainsi les jeunes étaient-ils gardés entre quatre murs au lieu d’entrer sur le marché du travail et d’y faire baisser les salaires, ou, pire, d’envahir la rue.

Inutile de dire que le niveau scolaire de la nation, dans le même temps, ne décupla ni ne doubla, à supposer qu’il ait augmenté un peu ou même n’ait pas régressé. Par conséquent, si l’on évalue l’output de l’institution scolaire en termes de niveau, on peut dire que la productivité marginale de chaque franc supplémentaire dépensé pour l’école, ou de chaque heure supplémentaire passée à l’école, a tendu vers zéro ou même est devenue négative. Pourquoi la société ne s’est-elle pas révoltée contre ce scandaleux gâchis? La réponse est claire: c’est que l’investissement public fut réellement productif si l’on prend pour critère non le niveau scolaire, mais la capacité à garder efficacement la jeunesse. L’argent dépensé a réellement servi à construire des écoles et à payer des gardiens.

La preuve que la fonction sociale réelle de l’école est désormais celle d’une garderie est que c’est aux manquements de cette seule fonction que des «signaux sociaux» s’allument. On ne voit jamais les parents défiler dans la rue si le professeur de français fait une faute d’orthographe par ligne, ou si le professeur de mathématiques se perd dans ses équations (ce qui est courant aujourd’hui). En revanche si, un seul matin, un gardien, absent, pour quelque raison que ce soit, manque devant une classe, ou si les professeurs sont en grève, ou si l’on menace de fermer une classe dans une agglomération qui se dépeuple, tous événements qui empêchent les parents d’aller travailler en paix, c’est alors que la société réagit brutalement et que l’institution scolaire est sommée de se justifier. A midi, les parents occupent l’école. Le recteur doit s’expliquer l’après-midi devant la télévision régionale, et le ministre au journal de 20h.

On a là l’explication, navrante mais objectivement vraie, du fait stupéfiant que les grands acteurs sociaux n’aient rien fait pour corriger la dérive mortelle de notre système éducatif depuis que son échec est devenu patent. Les associations de parents d’élèves n’ont eu en vue, par définition, que la fonction de garderie. Les syndicats d’enseignants n’ont eu en vue que l’augmentation continue des postes rendue possible par l’aubaine d’une inflation scolaire indéfinie (et de toute façon, ils ne peuvent critiquer leur œuvre). Quant aux politiques, ils se sont platement alignés sur les préoccupations immédiates de la masse de leurs électeurs, en sacrifiant, comme c’est devenu habituel dans nos démocraties médiatiques, les intérêts à long terme du pays.

Le problème est que la France, si elle en reste à la situation actuelle de son système éducatif, va subir la plus effroyable décadence de son histoire: la perte de son statut de grand pays scientifique et technologique. Et je ne vois pas très bien comment on peut espérer faire fonctionner une démocratie digne de ce nom, et en général toutes les institutions, organisations et entreprises d’un pays moderne, dans une société où progressent illettrisme, ignorance et obscurantisme.

Je suis persuadé qu’il n’y a de solution au problème scolaire de notre pays que par la remise en cause radicale de l’option communisante du plan Langevin-Wallon prise et absurdement conservée depuis quarante ans. Il faut un pluralisme scolaire, tant à l’intérieur du système public que par le développement d’un nouveau secteur privé. Il faut qu’on puisse créer librement des écoles et des réseaux d’écoles, et qu’il y ait une émulation entre ceux-ci, seul processus qui sera de nature à créer une spirale vertueuse et à engendrer un vigoureux renouvellement. Quel homme politique aura le courage de faire un pas dans le sens de cette libération?

*Professeur à l’ESCP-EAP.
(1)Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry?, Grasset, 1991; Le Chaos pédagogique, Albin Michel, 1993. «La fonction de garderie de l’école: une explication de la dégradation de sa fonction pédagogique», in École et société. Les paradoxes de la démocratie, par Raymond Boudon, Nathalie Bulle et Mohamed Cherkaoui, PUF, 2001. 
 

“Le pluralisme scolaire” : résumé

(Texte en lien sur “Pluralisme scolaire” : lettre à SOS-Education)

POLITIQUE EDUCATIVE

Numéro 1 Juillet 2004

 

Le pluralisme scolaire
Par Philippe Nemo

Pourquoi le pluralisme scolaire ?

En matière d’ éducation, ni le pur marché ni le monopole public ne sont satisfaisants. L’expérience montre que le meilleur système scolaire est formé d’écoles autonomes financées par la collectivité.

Ce système pourrait être mis en oeuvre progressivement. Correctement conçu, il permettrait d’offrir un accès à tous les enfants sans condition de ressources financières, un enseignement adapté aux besoins de chacun, une garantie contre toute dérive politique, idéologique ou sectaire, une gestion rigoureuse des fonds publics, une responsabilisation des parents, des chefs d’établissements et des enseignants.

Comment faire ?

La création d’écoles autonomes peut être faite en quatre étapes :

1) Le Parlement vote un cahier des charges qui prévoit:

un programme minimum pour chaque niveau scolaire ;

des normes minimales de compétences et de diplômes pour les enseignants

de normes de sécurité et d’ hygiène pour les bâtiments ;

des normes de bonne moralité pour les personnels ;

l’obligation d’enseigner les règles morales et civiques de base de la vie commune et l’interdiction d’enseigner des valeurs qui leur soient contraires.

2) Chaque école candidate à l’autonomie établit précisément un “projet d’école”

Ce projet d’école doit respecter les normes indiquées dans le cahier des charges. Mais il peut prévoir des programmes plus riches, des niveaux d’exigence plus grands, des enseignements et activités pédagogiques supplémentaires.

3) Ce projet est soumis à l’agrément d’un organisme de contrôle.

On peut s’inspirer du modèle de la COB ou du CSA. Son rôle est de déterminer si oui ou non le projet d’école est conforme au cahier des charges.

4) Si le projet est accepté

— > L’école reçoit une dotation financière annuelle.

— > Cette dotation est proportionnelle au nombre et à l’âge des enfants inscrits.

— > L’école est régulièrement inspectée par l’organisme de contrôle qui pourra retirer l’agrément si l’école ne respecte pas le projet qui avait été accepté.

Forme juridiqueL’école sera une personne morale de droit privé : société, association ou fondation. Elle sera l’employeur de ses personnels enseignants et administratifs avec des contrats de travail de droit privé.Les écoles pourront se regrouper en réseaux, afin de mettre en commun certaines activités pédagogiques, éviter la fermeture intellectuelle et offrir des évolutions de carrière aux enseignants. Chaque réseau d’école accumulera alors expérience, compétence, ainsi qu’une culture et une identité propres qui permettront à terme l’émergence dans nos sociétés de foyers intellectuels et spirituels nouveaux.

Le Parlement, en introduisant cette réforme de manière progressive, pourra montrer aux Français qu’il engage une véritable réforme. Il pourra prévoir qu’au début, seul un petit nombre d’écoles, à statut expérimental, seront concernées. Il faudra prévoir que des professeurs et des personnels d’encadrement du système public puissent être détachés dans les nouvelles écoles sans que leur statut, leurs droits et le déroulement de leur carrière soient remis en question.

 

 

“Pluralisme scolaire” : lettre à SOS-Education


Paris, le 23/10/04.

Madame,

Je vous remercie de l’intérêt que vous avez manifesté envers le livre que j’ai écrit, et je vous sais gré de m’avoir transmis, par votre courrier daté du 27 août dernier, la brochure “Politique éducative” dans laquelle Philippe Nemo expose le projet de réforme de l’éducation qu’il a mis au point, et que SOS-Education soutient.

J’ai lu cette brochure avec toute l’attention qu’elle requiert, et puisque vous m’avez sollicitée à son sujet, je me permets de vous livrer quelques-unes des réflexions qu’elle m’inspire.

Si je partage à certains points de vue le diagnostic de SOS-Education sur l’état actuel du système scolaire, je me sens en totale opposition vis-à-vis des solutions que vous préconisez, qui sont sous-tendues par des pré-supposés idéologiques qui ne sont pas les miens.

Ainsi, je dénonce comme vous l’emprise sur la formation des maîtres et sur les corps d’inspection de certains dogmes pédagogiques aussi absurdes que dangereux qui empêchent les professeurs d’exercer leur métier librement, et qui interdisent aux élèves d’apprendre quoi que ce soit de manière solide ; comme vous, je déplore le piètre niveau auquel on amène les bacheliers, responsable de l’échec de 40% d’entre eux dans les études supérieures ; comme vous, je stigmatise un égalitarisme forcené qui, sous prétexte d’offrir à tous une prétendue “réussite”, a nivelé les diplômes par le bas, a banni les redoublements, a uniformisé le cursus de tous élèves, et a induit une hétérogénéité ingérable des classes ainsi qu’un illettrisme scolaire aux proportions scandaleuses.

Toutefois, pour peu que vous ayez lu mon livre jusqu’au bout, pour peu que vous ayez consulté les analyses du collectif Sauver les lettres auquel j’appartiens (www.sauv.net), il ne vous aura pas échappé que mes amis du collectif et moi-même croyons envers et contre tout en une école républicaine forte, capable de transmettre à tous les élèves qui lui sont confiés, quelles que soient leurs origines sociale, confessionnelle, culturelle, un patrimoine commun de connaissances à la portée universelle, véritable ciment de la nation en même temps que facteur de promotion sociale pour les plus pauvres.

Loin de moi, loin de nous, donc, l’idée d’un réseau d’établissements indépendants qui, sur la base d’une charte minimale imposée par l’Etat, proposeraient leurs propres “projets d’école” aux contenus d’enseignement les plus divers. Cette idée repose sur des thèses qui me sont étrangères : la première affirme que l’école, pour reprendre les termes de M. Nemo, “n’est qu’une des nombreuses institutions porteuses et responsables de vérité, en parallèle avec les Eglises, les sociétés savantes, (…) les organismes culturels en général” (p.3) — il s’agit d’une thèse relativiste, qui à mes yeux peut conduire au pire obscurantisme ; la seconde thèse affirme la nécessité d’établir le “pluralisme” éducatif sur le modèle du pluralisme politique ou économique — on a affaire ici à l’ultra-libéralisme, qui étend abusivement à tous les domaines de l’activité humaine le concept d’ailleurs dévoyé de liberté.

Tout d’abord, quelles “vérités” l’école a-t-elle vocation de professer ? M. Nemo semble confondre sous ce terme “idées et savoirs”, c’est-à-dire croyances religieuses, opinions politiques, valeurs morales, et connaissances savantes. Or à mes yeux seules ces dernières ont leur place à l’école, car, contrairement au reste, elles peuvent faire l’objet d’un consensus et constituer les programmes scolaires nationaux. Or, M. Nemo, en niant qu’un tel consensus soit possible (selon lui “les familles qui ont des savoirs différents (…) ne peuvent admettre pour leurs enfants une école unique enseignant à tous exactement les mêmes programmes” p.5), imagine sans doute de laisser se développer des écoles où, comme c’est déjà hélas le cas aux Etats-Unis, on prétend prouver aux élèves la fausseté des théories darwiniennes sur l’évolution des espèces, au motif qu’elles contredisent la Bible ; ou encore, des écoles qui rayeraient de leur programme d’histoire l’épisode de la Shoah, considéré par les révisionnistes comme non établi… A cet égard, je ne partage pas l’optimisme (ou la naïveté) de M. Nemo qui croit au “mimétisme vertueux du pluralisme” qui empêcherait “l’éclatement et la divergence des modèles scolaires” (p.6).

En imaginant que le “cahier des charges” qui lierait ces écoles à l’Etat exclurait effectivement de telles dérives (comme il est suggéré p.18), je reste convaincue qu’il serait aberrant de répondre servilement, étroitement, aux demandes éducatives des familles. On sait que les “besoins” des élèves, exprimés pour eux par leurs parents, sont construits bien plus qu’innés. Plutôt que de conforter ces déterminismes socio-culturels en les considérant comme des données naturelles, il appartient à l’école de donner aux jeunes gens les moyens de s’en affranchir. Il y aurait donc, selon les vœux de M. Nemo, des écoles distinctes pour les enfants de ceux qui “ne lisent pas les même journaux, ne votent pas pour les mêmes partis, n’ont pas les mêmes soucis et projets professionnels, les mêmes genres et styles de vie, etc.” (p.2), autrement dit des écoles pour les enfants d’ouvriers et des écoles pour les enfants de cadres, pour les enfants de “gauche” et pour les enfants “de droite”, pour les enfants de familles catholiques et pour les enfants de familles juives ou musulmanes? L’idéal laïc et républicain y sombrerait tout entier .

J’ai pour ma part la conviction que, si l’on assigne encore à l’école la mission, esquissée par le plan Langevin-Wallon dès 1947, d’ “offrir à tous d’égales possibilités de développement, (d’)ouvrir à tous l’accès à la culture” ou encore d’élever “le niveau culturel de la nation”, il revient à l’Etat d’élaborer des programmes permettant de réaliser cet idéal, autrement dit d’établir un répertoire précis, progressif, cohérent et ambitieux de connaissances à inculquer au fil de leur scolarité à tous les jeunes gens. C’est l’absence de tels programmes qui explique la faillite actuelle de l’école. C’est au contraire par l’application de tels programmes que l’école parviendra à créer une véritable communauté nationale, à abolir les frontières de la “connivence culturelle”, à contrer la reproduction sociale : apprenons sérieusement à tous nos élèves le français et les mathématiques, langages capables de développer leur rationalité et leur capacité de compréhension du réel ; enseignons les langues vivantes, et aussi le grec et le latin qui sont le fondement de notre langue et de notre civilisation ; les éléments d’histoire, de géographie, des arts et des sciences, disciplines qui forment le jugement et la sensibilité ; et il y a fort à parier que nous rendrons ces futurs citoyens libres, plus égaux et plus fraternels.

Or, le projet de SOS-Education entend parvenir à la cohésion sociale par des moyens autrement plus coercitifs. S’il autorise le “pluralisme” en matière d’enseignement des connaissances, M. Nemo manifeste au contraire un curieux dogmatisme quant aux valeurs dont l’école doit se faire le vecteur : semblant ignorer qu’il profère là une de ces “vérités” sujettes à caution qu’il dénonce ailleurs, il affirme que “les hommes doivent partager les valeurs de la société démocratique et libérale”; bien pire, cédant à un ethno-centrisme de mauvais aloi (pour ne pas dire plus!), il fait l’éloge de la “modernité” et des “seules sociétés où (celle-ci) ait émergé, “les sociétés d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord où se (sont) affirmées les valeurs et les institutions de la démocratie libérale” (p. 5). Il en conclut que “dans toutes les écoles on doit enseigner les règles de la vie commune de la société démocratique” (p.6). Pour ma part, il n’est bien entendu pas question d’enseigner des valeurs ou des principes qui soient contraires à ceux de notre République. Mais je préfère rester fidèle au vœu d’un des fondateurs de l’idéal scolaire républicain, Condorcet lui-même, vœu formulé dans son Rapport sur l’Instruction publique de 1792 : “ni la Constitution française, ni même la Déclaration des droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens comme des tables descendues du ciel, qu’il faut adorer et croire”. En effet, je pense qu’il est dangereux d’enseigner des valeurs toutes faites – c’est ce que fait déjà trop bien l’école actuelle, par le biais de pseudos-matières comme l’ECJS, de parodies de procédures démocratiques comme “les conseils d’enfants”, ou par le libellé même de certains sujets du brevet ou du baccalauréat, qui demandent aux élèves de réciter un catéchisme républicain très “politiquement correct” : on imite ni plus ni moins les cours de morale de jadis, qui excluaient toute formation de l’esprit critique. Or je note que dans son référendum national sur l’école”, SOS-Education propose justement de remettre en place “des cours de morale, de civisme et de politesse”. A l’opposé, je pense que l’on doit laisser aux familles les domaines de la morale et de la politesse, et que la seule éducation “citoyenne” qui vaille à l’école est celle qui, par le truchement de connaissances historiques, géographiques, littéraires et philosophiques solides inculquées aux élèves, leur donnera les moyens de juger des différentes “valeurs” et d’adhérer ou non, en toute liberté, à ces valeurs.

Pour finir, je me dois d’exprimer mon désaccord le plus total quant à la vision caricaturale, voire injurieuse, que M. Nemo donne de certains aspects de l’école et de ses enseignants. Je déplore qu’un intellectuel tel que lui, docteur d’Etat ès-lettres et sciences humaines, se complaise à conforter des clichés que toutes les enquêtes sociologiques sérieuses démentent : par exemple, étant sur le terrain, je récuse le fait qu’il y ait chez les enseignants “un nombre extrêmement élevé d’absences et de négligences, de talents inemployés, une atmosphère générale de démotivation, de laisser-aller et de découragement (p.11)”. Je m’étonne de relever dans l’exposé d’un projet qui se veut objectif l’expression de fantasmes anti-gauche et d’un anti-syndicalisme primaire : l’école française serait “dominée par les syndicats marxistes” (p.6), à tel point que le ministre de l’Education nationale ne pourrait “prendre que les mesures dont il s’est assuré préalablement qu’elles avaient l’aval des syndicats” (p.10) – M. Nemo a manifestement oublié ce qui s’est passé au printemps 2003 ! ; ou encore l’école en tant qu’institution d’Etat participerait d’une “conception absolutiste ou totalitaire de l’Etat” (p.7). Je suis scandalisée du fait que M. Nemo, négligeant sans doute des anicroches aussi dérisoires que le sort récent des employés de Moulinex, d’Alsthom ou de Daewoo, considère “les modes d’organisation et de management qui sont ceux de toute l’économie” comme “une gestion rationnelle et humaine du travail, des personnels et des carrières” (p.11), et qu’il veuille de ce fait en faire bénéficier l’activité éducative ! Enfin, je remarque non sans amusement que les travers de l’école “monopolistique” que dénonce M. Nemo ne feront que se renforcer si le “pluralisme” qu’il préconise entrait dans les faits : les difficultés qu’éprouvent aujourd’hui les familles défavorisées à s’y retrouver dans les “repères clandestins et ésotériques” (p.21) qui distinguent les bons cursus scolaires des mauvais ne se répéteront-elles pas avec différents “réseaux d’écoles” proposant chacun un “label” garantissant tel ou tel type d’éducation ? Le projet des socialistes révolutionnaires qui consiste à forger un “homme nouveau” (p.9), et qui imprègnerait l’école actuelle, ne ressemble-t-il pas étrangement au rêve de M. Nemo qui souhaite que, en changeant la “manière d’enseigner l’histoire, la littérature, (…) la philosophie”, on élabore par le biais des réseaux d’écoles des “modèles civilisationnels correspondant à notre temps, à ses structures géopolitiques et aux perspectives qu’ont désormais en commun tous les hommes civilisés” (p.26) ?

Il m’apparaît donc clairement, à l’issue de la lecture du projet que vous m’avez soumis, que les analyses de M. Nemo, et les buts poursuivis par SOS-Education divergent absolument des miens, et de ceux du collectif Sauver les lettres.

Sauver les lettres défend certes la liberté pédagogique des enseignants en ce qui concerne les méthodes d’enseignement, car nous considérons notre métier comme un artisanat plutôt qu’une science : chaque professeur doit pouvoir élaborer ses propres méthodes selon sa personnalité et celle de ses élèves. Mais Sauver les lettres ne renonce pas pour autant à l’idée que l’instruction du peuple relève d’une mission étatique. Je dis bien l’instruction, et non l’éducation, et surtout pas le dressage “citoyen” qui n’est qu’une variante de la fabrique d’un “homme nouveau” sur le moule d’une idéologie particulière.

Nous défendons le modèle d’une école républicaine qui n’a encore jamais existé : une école qui soit capable de hisser l’ensemble de la population sur un socle exigeant de connaissances, et qui pour cela se dote de programmes et d’horaires adéquats à l’échelle de la nation, ainsi que de moyens financiers suffisants pour assurer une formation exigeante des maîtres, un recrutement en nombre de ces derniers, le développement des redoublements, des structures d’aide précoce aux élèves en difficulté, et le recrutement en nombre des personnels nécessaires au bon fonctionnement des établissements.

En espérant avoir répondu à votre demande et clarifié nos positions respectives, je vous prie de recevoir, Madame, mes sincères salutations.

Fanny Capel, auteur de Qui a eu cette idée folle un jour de casser l’école ?

11/2004

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