Guy Mollet – sur la loi Debré- AN 23 décembre 1959

Guy Mollet, la loi Debré et la laïcité 23 décembre 1959 Assemblée nationale  
Amplifiant les avantages accordés en 1951 par les lois Marie et Barangé, le gouvernement de Michel Debré établit en 1959 une nouvelle loi, qui remet en cause ta séparation de Églises et de l’État. Les socialistes dénoncent cette violation de la Constitution, et estiment que tes Français devraient avoir d’autres sujets de préoccupation que celui-là, qui contribuent à les diviser. Guy Mollet intervient à la tribune de l’Assemblée nationale le 23 décembre, dans la discussion générale. M. Guy Mollet : Mesdames, Messieurs, au début de son intervention M. le Premier ministre dénonçait ceux qui, ici et là, s’opposent au projet déposé et il voyait dans l’attitude de ces opposants un acte de passion, qu’il baptisait même de passion partisane, et lui se voulait raisonnable, encore que je ne sois pas sûr de n’avoir pas parfois, et surtout à la fin de son discours, perçu les accents d’une passion mal contenue. Je suis un de ces opposants et, pourtant, je ne me sens nulle passion blessée, nulle foi menacée. C’est uniquement un souci de raison qui m’anime et c’est dans cet esprit que je voudrais, essayer de vous faire partager quelques-unes de nos inquiétudes et, surtout, vous dire les erreurs graves qui seront la conséquence de la décision que vous allez prendre. Dans le domaine aujourd’hui en cause dans cette Assemblée, je n’ai pas la réputation d’être un passionné, un sectaire ; cela m’habilite peut-être quelque peu à déclarer pourquoi je trouve particulièrement grave -je dirais volontiers dramatique – l’erreur que vous allez faire commettre à la nation. Avant même d’aborder le fond, auquel je viendrai dans quelques instants, je voudrais, brièvement, souligner l’évidente inopportunité de la décision. La France est confrontée aux plus grandes difficultés, peut-être, de son histoire. L’évolution de la Communauté, la recherche d’une solution au drame algérien, la poursuite de la paix mondiale dans le maintien de la liberté exigeraient, que dis-je, exigent toujours la plus grande unité possible de la nation. 11 faudrait qu’à travers les classes sociales, les philosophies, les croyances, tous les hommes de bonne volonté se rejoignent. Or, c’est l’heure que vous choisissez pour jeter dans la nation le plus terrible des ferments de discorde (Applaudissements à l’extrême gauche). Il fallait, nous a-t-on dit, rassembler la nation sur elle-même pour de grandes tâches. Et l’on va diviser chaque commune, chaque municipalité pour de la bien petite besogne ! (Applaudissements sur les mêmes bancs.) M. Félix Kir  [1] : C’est une erreur. M. Guy Mollet : Pendant cinquante ans, ce pays a connu la paix religieuse. (Mouvements divers à droite.)Les vieilles querelles, je l’affirme, commençaient sérieusement à s’apaiser. J’en veux porter un témoignage personnel. Depuis quelque trente-huit ans, je suis un habitant du Pas-de-Calais. J’ai fait mes premières armes de jeune socialiste dans les corons miniers. A mon arrivée dans cette région, j’ai constaté qu’un problème dominait tous les autres : le problème de l’école, le problème religieux. Les premières sections socialistes, dans le Pas-de-Calais -je m’excuse auprès de ceux d’entre vous que la seule évocation du mot « socialiste » révolte (Protestations sur divers bancs) – ne naissant presque toutes que de sections, antérieures à elles, de libre-pensée, tant dans la classe ouvrière de l’époque, le combat contre l’action erronée de l’Eglise d’alors était assimilé au combat de classes. Vous ne pouvez pas ignorer – en le réprouvant aujourd’hui, j’en suis certain, autant que je le fais — que dans les mines du Nord et du Pas-de-Calais on ne pouvait pas, il y a quelque quarante ans, être autorisé à descendre faire le bagnard au fond si l’on ne présentait à l’entrée son billet de confession. (Protestations sur divers bancs.) C’est un fait. (Applaudissements à l’extrême gauche.)Vous ne pouvez ignorer qu’alors on était condamné, sauf à ne pas obtenir l’emploi à quarante kilomètres à la ronde, à envoyer ses enfants à l’école qui vous était indiquée, l’école libre des houillères. C’était alors ce qui existait, d’où un anticlé­ricalisme qui souvent frisait l’antireligion. L’ensemble de cette situation a été changé et pas de notre seul fait. Je ne suis pas en train de prétendre que nous avons réussi, nous seuls ; nous avons réussi parce que tout le monde s’est attelé à cette tâche. Nous avions trouvé dans la classe ouvrière, parmi les chrétiens, même chez les prélats, exactement la même volonté de voir disparaître de telles situations. Si bien que peu à peu les hommes de cette région, les travailleurs, les ouvriers, avaient fini par ne plus croire à ce qu’on leur avait dit dans leur enfance, à savoir que Dieu, l’Église tout au moins, était à droite. Ils commençaient à penser qu’il pouvait en être autrement. Je ne m’en cache pas : j’ai été, autant que je l’ai pu, à l’intérieur de mon parti, tant aux petits postes du début qu’aux postes de responsabilité de la fin, j’ai été de ceux qui ont encouragé cette évolution. J’ai voulu que les problèmes qui se posaient à la nation, et à la classe ouvrière dans la nation, ne soient plus placés sur ce plan, qu’ils soient placés sur le plan qui est le leur, celui des oppositions de classes.Et le socialiste que je suis s’en félicitait. Nous ne sommes pas antireligieux. Nous n’avons jamais voulu faire taire la chanson qui berce la misère humaine. Au moment où je croyais que nous réussissions, de nouveau voilà posé le problème. Vous nous dites, monsieur le Premier ministre, qu’il y a des problèmes à résoudre ; vous nous dites que vous ne voulez pas diviser la nation, que ce n’est pas là votre ambition, ni votre but, que ce que vous voulez c’est simplement répondre à des besoins immédiats, que des problèmes se posent en ce moment à la nation. C’est vrai. Mais qui le nie ! Il est exact qu’un problème existe, et pas seulement celui de l’école : c’est l’ensemble du problème des rapports entre l’État et les Églises, c’est le problème de l’Alsace et de la Lorraine, c’est celui des congrégations, c’est celui de «l’Opus Dei». Mais il en est bien d’autres : celui de l’aumônerie, par exemple. Pour certains, il est de l’intérêt même des Églises, pour le libre exercice de leur culte, de les voir régler, car vous savez tous, que durant l’occupation, le régime de Vichy nous a placés, sur le plan de l’État, dans la situation la plus invraisemblable du monde, celle des tolérances illégales. Nous aurions donc besoin de voir ces problèmes réglés. Mais, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs, ne croyez-vous pas que nombreux se trouvaient dans la nation ceux qui étaient décidés à œuvrer à cette nécessaire réconciliation des esprits et des coeurs, dont dépend beaucoup l’unité française ? Même en se plaçant à votre point de vue, celui de la liberté des Églises, est-ce que durant les cinquante dernières années cette liberté n’a pas été garantie ? Sur quoi était fondée cette paix religieuse ? Quels étaient les principes de base ? C’était l’acceptation par tous et pour tous de trois principes essentiels : la liberté de conscience pour tous ; la séparation nécessaire des Églises et de l’État, d’où a découlé la laïcité de l’État ; le libre exercice de tous les cultes. C’est sur ces trois principes que furent élaborées les lois de séparation dans les années 1905. A-t-on jamais vu un homme de gauche mettre en cause tel ou tel de ces principes ? Non, j’affirme même que l’application libérale de ces principes était en cours de réalisation au double profit de l’Etat et des religions. Ces principes furent affirmés sous la IIIe République. Ils ont été repris au lendemain de la Libération et la Constitution de 1946 réaffirmait le caractère laïque de la République. En cette heure, je veux croire qu’il ne s’agissait pas là d’une position d’opportunité et que ceux qui représentaient essentiel­lement les éléments catholiques de l’Assemblée constituante d’alors donnèrent leur assentiment. Je me suis, moi aussi, référé à des auteurs. Monsieur Maurice Schumann[2], puisque vous prenez souvent la parole dans les débats de cette nature, j’ai trouvé que le meilleur auteur, en l’occasion, c’était vous-même. C’est, en effet, votre définition de la laïcité et des raisons pour lesquelles les catholiques, au nom desquels vous parliez, l’acceptaient qui m’a paru la meilleure. Le 3 septembre 1946 vous nous disiez : « La laïcité de l’État signifie son indépendance vis-à-vis de toute autorité qui n’est pas reconnue par l’ensemble de la nation afin de lui permettre d’être impartiale vis-à-vis des membres de la communauté nationale et de ne pas favoriser tel ou tel parti de la nation ». Je vais essayer dans un instant de montrer que tel n’est pas le résultat que vous obtiendrez avec le texte en discussion. La Ve République, ensuite, a-t-elle été fidèle à cette même volonté ? Oui, elle a eu la même préoccupation et, monsieur le Premier ministre, vous ne pouvez pas l’ignorer. Je n’ai jamais encore fait état des travaux préparatoires que sept ou huit personnes ont menés autour du président du Conseil d’alors pour l’établissement de la Constitution et je regrette publiquement que la promesse qui nous fut faite de publier ces travaux préparatoires n’ait pas encore été tenue (applaudissements à l’extrême gauche) car il ressortirait que les premiers documents qui nous furent soumis par un groupe de travail que vous présidiez n’avaient pas repris – non que j’y voie quelque hostilité mais simplement parce que ce n’est pas ainsi que se présentait votre projet – les définitions relatives au caractère de la République, pas davantage d’ailleurs sur l’indivisibilité que sur la laïcité. C’est sur mon intervention personnelle que le problème de l’introduction du mot « laïque » a été posé, et je dois dire que le président du Conseil d’alors, le président de la République aujourd’hui, a arbitré en ce sens. Nous avons même discuté de la rédaction dans des conditions telles que nous avons complété le texte de la Constitution de 1946, que non seulement nous avons repris par référence directe ce qui était contenu dans le préambule de la Constitution de 1946 mais que nous avons précisé dans l’article 2 de la Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » Qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce à dire, sinon la reprise intégrale des trois principes que j’évoquais tout à l’heure : la liberté de conscience, la laïcité de la République, c’est-à-dire la séparation des Eglises et de l’État, et le respect, donc le libre exercice, de tous les cultes ! Et une grande partie des femmes et des hommes qui, dans ce pays, votèrent pour la Constitution avaient certainement trouvé dans cette affirmation une satisfaction. Pourquoi remettre en cause aujourd’hui cette décision ? (Applaudissements à l’extrême gauche.) Il y a quelques instants, une majorité qui ne nous a pas étonnés a rejeté l’opposition proposée pour non-constitutionnalité. Je dis, cependant, que vous allez, dans le même temps, par le projet que vous déposez, mettre en cause le problème de la séparation de l’Etat et des Églises. En conséquence, j’espère que M. le Président de l’Assemblée nationale usera, lui, de son droit pour poser la question au Conseil constitutionnel et si ni lui, ni M. le Président du Sénat ne devaient le faire, je veux dire, comme mon groupe l’a exprimé ce marin, mon ferme espoir de voir M. le Président de la République, gardien de la Constitution – et parce que gardien de la Constitution – ne pas permettre qu’il soit porté atteinte à l’un des caractères fondamentaux de la République. (Applau­dissements à l’extrême gauche.) Vous avez, au cours des différentes discussions, protesté que votre intention n’était pas de porter atteinte, comme je viens d’en exprimer la crainte, à la séparation des Eglises et de l’État. Mais vous savez bien que si. Tellement bien que l’essentiel de votre préoccupation – si j’en crois la presse, puisque notre parti est ainsi informé des rapports entre le Parlement et le Gouvernement -, que l’essentiel de vos discussions, depuis trois jours, porte sur cet article premier, car vous avez eu à cœur d’obtenir que bénéficie de fonds publics un enseignement privé dont vous ne voulez pas qu’il soit neutre. Votre grande préoccupation est de vous opposer à cette éventuelle neutralité, c’est-à-dire, en fait, d’agir d’une manière parfaitement discrimi­natoire au bénéfice de l’une des Églises, celle qui numériquement joue le plus grand rôle dans notre pays. Voulez-vous un autre exemple pour vous prouver qu’incontestablement il y aura suppression partielle de la séparation des Églises et de l’État ? M. Félix Kir : Mais non ! M. Guy Mollet : Monsieur le chanoine, je vous conseille de pratiquer vous-même la vertu que toujours vous nous recommandez : la patience. M. Félix Kir : Je pourrais facilement vous répondre. M. Guy Mollet : Vous constatez que si je suis, au fond de mon cœur, passionné, je ne mets pas de passion dans mes propos.Je citerai un exemple très simple. Parmi les enseignants que, grâce au dernier des contrats, l’État subventionnera, il en est qui appartiennent à des congrégations et même à certaines de ces congrégations parfaitement illégales, non encore reconnues, simplement tolérées. Il est de règle congréganiste, si je suis bien informé, qu’on ne gère jamais ses propres ressources et il faudra donc que ce soit la congrégation qui reçoive et gère les fonds. C’est-à-dire que vous allez vous trouver dans cette situation extraordinaire de congrégations interdites par la loi, vaguement tolérées, mais que subventionnera l’État laïque. (Applaudissements à l’extrême gauche. – Murmures à gauche, au centre et à droite.) L’argument essentiel que vous avez employé – et c’est là que je vais répondre à M. Maurice Schumann – est que vous ne vouliez pas qu’il fût porté atteinte à la liberté de l’enseignement. Il s’est institué une controverse de caractère historique, dans laquelle M. Maurice Schumann a triomphé, sur ce qui fut décidé lors de la Convention, où l’on affirma la nécessité de la liberté de l’enseignement. Monsieur Maurice Schumann, vous ne pouvez ignorer que, dans ces heures, l’affirmation de la liberté de l’enseignement était une affirmation d’opposition au cléricalisme. (Applaudissements à l’extrême gauche.) Cela, vous ne l’ignorez pas. M. Henri Trémolet de Villers : Un monopole ne vaut pas mieux qu’un autre. M. Guy Mollet : Vous savez bien que, dans ce domaine de la liberté de l’enseignement, si vous deviez tirer une leçon, c’est celle de notre esprit de tolérance. Oui, nous sommes pour la liberté de l’enseignement et, à cette heure même, je le répète de cette tribune, et sans regrets, alors que tels tenants de l’église n’en sont pas d’accord. Moi aussi, j’ai mes auteurs, et ils sont bons. J’ai voulu me référer au plus libéral des pasteurs catholiques. En effet, Léon X1I1 fait bien figure de novateur en l’occurrence. Mais si vous l’écoutiez, messieurs qui vous croyez ses ouailles, vous dénonceriez immédiatement la liberté de l’enseignement. Que dit-il en effet ? « Il est donc faux, atchi-faux, que l’église soit pour l’enseignement libre. » Dans son encyclique « Libertas praestan-tissimum », Léon XIII écrit : « Quant à ce qu’on appelle liberté d’enseignement, il est évident que cette liberté, en s’arrogeant le droit de tout enseigner à sa guise est en contradiction flagrante avec la raison et qu’elle est née pour produire un renversement complet dans les esprits ». Écoutez sa conclusion, monsieur le Premier ministre : « Le pouvoir public ne peut accorder une pareille licence dans la société, sauf au mépris de son devoir. » (Rires et applaudissements à l’extrême gauche.) Mais je ne veux pas jouer avec les textes et je concède fort volontiers que la conclusion que je viens de citer de la déclaration du pape Léon XIII n’est certainement pas celle qu’il eût tirée dans la circonstance présente et qu’en réalité, s’il n’était pas pour la liberté de l’enseignement, c’est parce qu’il n’était pas pour la liberté d’enseigner accordée à d’autres que ceux qui professaient sa foi. Vous protestez, dis-je, en affirmant que telle n’est pas votre volonté à vous, alors que nous -je le répète – nous sommes pour l’affirmation de cette liberté. Qu’entendons-nous par là ? Nous entendons que tout homme qui s’est créé une conviction, quel que soit le caractère de cette conviction, qu’elle soit de caractère philosophique, religieux ou même politique, doit avoir librement la possibilité de faire du prosélytisme, le droit d’enseigner, le droit d’essayer de faire partager sa foi. C’est normal. C’est cette liberté que nous avons voulu affirmer et c’est d’ailleurs l’honneur d’une démocratie comme la nôtre, au travers des Républiques, que d’avoir tenu à affirmer toujours un certain nombre de libertés essentielles. Et pas seulement celle-là. Elle est une des libertés fondamentales, mais il en est d’autres : la liberté de conscience, la liberté d’association, la liberté d’expression – dont fait partie la liberté de la presse -, la liberté d’information, la liberté de se déplacer. Je rappelle aux anciens de cette maison, qui rêvèrent un jour, au lendemain de la Libération, d’établir un nouveau catalogue des libertés et des droits individuels ou sociaux, qu’effectivement à cette époque nous nous étions tous mis d’accord pour réaffirmer la nécessité de semblables libertés. Mais j’ai entendu dans ce débat commettre une nouvelle fois – et je pense sciemment -la confusion entre les notions de liberté et le droit. Il est tout de même nécessaire qu’au moment où vous êtes décidés à prendre certaines responsabilités vous les pesiez. Oui, nous affirmons la nécessité du maintien des libertés que je viens d’évoquer ; mais nous n’avons jamais demandé à la nation d’affirmer le droit pour chacun des individus de se voir garantir matériellement chacune de ces libertés. (Applaudissements à l’extrême gauche.) Voyons, mesdames, messieurs, voulez-vous que nous y pensions un instant ? Comment aurais-je le droit de vous demander, parce que je suis un partisan de la liberté de la presse, que la nation m’assure, lorsque je suis minoritaire, que je représente une organisation financièrement pauvre, lorsque je ne puis couvrir mes dépenses, comment aurais-je le droit de demander à la nation de se substituer à l’effort privé pour faire éditer mes livres ou faire vivre mes journaux ? (Applaudissements à l’extrême gauche.) M. Félix Kir : Il n’est pas besoin de le demander. On vous donne les moyens ! M. Philippe Vayron : Il n’y a pas de presse payée par le contribuable. M. Guy Mollet : Vous êtes en train d’introduire dans le débat une notion fausse.J’ai pris l’exemple de la liberté de la presse, mais vous imaginez quelle conséquence pourrait avoir la même prétention dans le domaine, par exemple, de la liberté de se déplacer, de la liberté d’association. Faudra-t-il, en effet, que l’État subvienne au déficit et aux besoins des associations pauvres ? (Mouvements divers.) Je sais que le problème ainsi posé ne plaît pas. C’est, en effet, un des arguments sans cesse utilisés dans la propagande que celui qui consiste à dire – M. le Premier ministre n’a pas manqué de le reprendre – que, pour qu’il y ait liberté réelle, il fallait absolument aider matériellement ceux qui n’en peuvent pas profiter. C’est poser le problème autrement et le placer sur le terrain des raisons de caractère social. Or je veux bien que le problème soit ainsi posé. Vous nous dites que pour des raisons de caractère social une partie de votre clientèle – ne donnez pas à ce mot le sens que je ne veux pas lui donner – ne peut pas librement faire le choix. Nous ne sommes jamais sourds quand un problème de caractère social est évoqué devant nous. Mais, mesdames, messieurs, si c’était là votre préoccupation unique, pourquoi la même majorité, dans l’Assemblée précédente, s’est-elle opposée avec dureté à la proposition que nous présentions d’une allocation familiale scolaire à chaque famille, laquelle pourrait en disposer librement ? (Applaudissements à l’extrême gauche.) Pourquoi même, maintenant, n’est-ce pas la solution que vous avez cherchée ? La réponse est évidente : c’est parce que votre préoccupation n’est pas de caractère social. Votre préoccupation est de caractère religieux. Vous voulez affirmer le principe du pluralisme scolaire et ensuite aller plus loin. Ils sont nombreux parmi vous, qui voterez le projet, ceux qui, intimement, savent que j’ai raison quand j’affirme que l’essentiel de la préoccupation de ceux qui ont dirigé cette opération n’est pas d’obtenir maintenant de l’argent, mais d’aller au-delà. Que chacun d’entre vous réponde à cette question dans sa conscience : êtes-vous sûrs d’être la majorité, vous qui voulez que cela s’arrête là ? Non. Us sont, je le crains, nombreux, ceux qui aujourd’hui pensent que ce n’est encore qu’une étape. Faites attention : cette étape pourrait bien être dans le sens opposé à celui que vous supposez. Au contraire, nous affirmons, nous que l’école laïque vous offrait et vous offre encore les garanties nécessaires. Vous avez cru devoir, monsieur le Premier ministre, parler de certaines défaillances individuelles. J’aurais aimé qu’en contrepartie vous rendiez à la fonction enseignante, à l’ensemble des enseignants de France, l’hommage auquel ils ont droit. (Vifs applaudissements à l’extrême gauche.) Vous l’avez fait pour les tenants de l’autre école. J’aurais aimé que ceux qui ont créé les éléments d’une culture française qui nous honore à travers le monde et ceux qui ont donné, au cours des derniers événements, dans la défense de la patrie, la preuve de leurs sacrifices, puissent bénéficier de votre part du même hommage que les autres. (Applaudis­sements à l’extrême gauche.) Mais vous avez répété – et cette accusation vaut contre certains individus – que parfois le caractère de l’enseignement laïque était déformé. Nous sommes les premiers à dénoncer cette déformation. Nous sommes les premiers à ne pas croire à la volonté laïque de tel des soi-disant défenseurs de la laïcité. Nous sommes les premiers à regretter les fautes commises par certains. Mais nous n’acceptons pas la généralisation et s’il y a des fautes, je voudrais essayer de vous en faire connaître la raison : c’est qu’il est terriblement difficile, en effet, d’être laïque. Oui, tellement difficile que vous êtes nombreux à ne pas croire à la laïcité. M. Jean Deshors : Cela n’existe pas. M. Guy Mollet : Je ne vous le fais pas dire ! Un de nos collègues vient de dire très nettement : « cela n’existe pas ». C’est d’ailleurs une conviction, non seulement sur ces bancs (la droite), mais tout là-haut, sur d’autres (certains bancs à l’extrême gauche), où l’on ne croit pas que la neutralité soit possible.Non seulement j’y crois, mais j’affirme l’avoir connue autour de moi. J’ai été longtemps enseignant ; ce furent les plus belles et les plus pleines années de ma vie. D’autre part, je suis père, et même aujourd’hui grand-père ; c’est dire que je connais aussi l’autre point de vue, celui de la famille. Je sais quelle est l’influence du maître sur l’enfant, quel que soit l’enseignement dispensé. Je me souviens de mes propres gosses – c’est aujourd’hui le petit-fils – me disant le soir en rentrant de l’école : « Papa, le maître a dit… » Je sais donc quelle est la puissance du maître sur une âme enfantine. Eh bien ! Etre laïque, c’est, ayant conscience de son pouvoir, se refuser à en abuser pour faire partager à l’enfant ses propres convictions (Applaudissements à l’extrême gauche, à gauche, au centre et à droite). Un député de l’extrême gauche, s’adressant à la droite : Hypocrites ! M. Guy Mollet (désignant certains bancs à l’extrême gauche) : Il est normal qu’ils ne comprennent pas ! (Applaudissements.) Jules Ferry enseignait ce principe. Jaurès, à qui on osait se référer, à cette tribune, il y a quelques instants, nous donnait, à nous, les jeunes d’alors, cette leçon extraordinaire : si des maîtres socialistes se permettaient d’essayer de faire des enfants qu’on leur confiait des socialistes, ils cesseraient par là même d’être des laïques. Mesdames, Messieurs, est-ce à dire pour autant que le laïque s’interdise des convierions personnelles, des opinions et une foi religieuse ou politique ? Non, évidemment ! Ce qu’il veut, c’est se refuser d’imposer à autrui, par la force ou par des pressions, cette foi qui est la sienne. Ce qu’il veut, surtout, c’est ménager dans l’enfant qui lui est confié le libre jugement, le choix sans contrainte. Ce choix et ce jugement ne manqueront pas d’intervenir spontanément quand le jeune esprit aura acquis assez de force ; ils auront alors un sens, une dignité et une beauté. Etre laïque, pour un maître, c’est, selon une expression que j’aime et qui résume le mieux ma pensée, respecter l’homme de demain dans l’enfant qu’on vous a confié aujourd’hui (Applaudissements à l’extrême gauche).Or, ils sont nombreux aussi, en France, non seulement les agnostiques mais les croyants qui ont compris cela et ont confié leurs enfants à l’école laïque : les protestants qui ont renoncé à leurs propres écoles et qui après vos décisions vont, je pense, être tentés de les rouvrir, les israélites, les musulmans ; de nombreux catholiques – que dis-je ? – la majorité des catholiques. M. Félix Kir : Parce qu’ils ne paient pas ! M. Guy Mollet : Monsieur le chanoine, il est terrible que ce soit un pasteur qui affirme qu’il s’agit uniquement d’une question d’argent. M. Antoine Guitton : Mais oui ! C’est une question d’argent pour ceux qui ne peuvent pas payer ! M. Guy Mollet : C’est faire bon marché de la foi des intéressés ou de leur famille. (Applaudissements à l’extrême gauche.) En tout cas, en ce qui concerne le problème d’argent, je vous ai dit tout à l’heure que des solutions étaient offertes. Ce pays connaissait la paix scolaire, la paix religieuse. La séparation des Églises et de l’Etat était, pour les Eglises elles-mêmes, la meilleure des garanties, la garantie la plus sûre de leur liberté. La réserve des fonds publics au seul enseignement public était, pour l’école privée, la seule, je dis bien la seule garantie de sa réelle liberté. Je ne suis pas le seul à l’avoir dit. Je rappellerai à cette tribune, le premier, mais non le seul, sans doute, l’opinion d’un catholique et d’un prêtre, l’abbé Lemire[3]. Je ne citerai pas en entier les propos qu’il tenait à cette tribune en décembre 1921, car je les crois connus de tous. Je n’en reprendrai que les éléments essentiels. L’abbé Lemire s’exprimait alors en ces ternies :«Je n’admets pas que l’on mendie, sous une forme quelconque, l’argent de l’État quand, librement, spontanément, on s’est placé en dehors de lui. Un vieux proverbe me revenait à l’esprit en entendant celte discussion : quand on mange le pain d’autrui, on finit par parler comme lui. « C’est ce que vous ne voulez pas… » – il répondait ainsi à des interruptions bruyantes — « …Moi non plus. Je suis de ceux qui sont tellement soucieux de la liberté qu’ils veulent la conserver complète, intacte. Je ne puis supporter sur ma liberté un contrôle quelconque. Or, si je prends de l’argent à l’État, demain, il pourra me faire subir son contrôle. L’État se devra même d’imposer ce contrôle ; car il ne peut pas donner son argent a n’importe qui pour n’importe quoi. «Je veux la paix dans nos communes, je veux que l’argent de tous aille aux écoles ouvertes à tous et si l’on veut un enseignement spécial, distinct, à part, on est libre, complètement libre et de cette liberté je me contente. En me contentant d’elle, je la sauve. » (Applaudissements à l’extrême gauche.) Mesdames, messieurs, votre décision d’aujourd’hui, je le répète – dans tous les domaines mon inquiétude est grande – va ouvrir une brèche dans cet édifice difficilement bâti. La date du 23 décembre 1959 comptera dans l’histoire de notre République. Vous savez bien qu’un jour dont j’ignore la date, proche ou lointain, mais certain, de nouvelles majorités reviendront à l’entière séparation de l’Etat et des Eglises. Vous le savez, vous ne pouvez pas l’ignorer. Or ce jour-là, vous ne pouvez pas non plus l’ignorer, car ce sera la conséquence des décisions que vous prenez aujourd’hui, tous ceux, établissements et maîtres qui auront sollicité des fonds publics seront considérés, ipso facto, comme ayant affirmé leur vocation à entrer dans le service public, et il en sera fait ainsi (Applaudissements à l’extrême gauche – Mouvements divers). A droite : C’est une menace ? M. Guy Mollet : Ce n’est ni chantage ni menace ; nous n’avons pas soulevé ce problème. M. Henry Bergasse : On se demande alors ce que c’est. M. Guy Mollet : Je dis seulement que cette situation sera la conclusion logique des décisions prises aujourd’hui et c’est tellement vrai que M. le Premier ministre, dans son intervention, a employé lui-même cette formule que j’ai retenue : « Les enseignants du privé sont habilités à participer au secteur public de l’éducation nationale ». Eh bien, ils y participeront à plein le jour venu. C’est la logique même de votre système. C’est en tout cas, à nous, notre volonté et j’en prends l’engagement au nom de mes amis (Applau­dissements à l’extrême gauche). Mesdames, messieurs, dans les lendemains de la Libération, dans les heures qui suivirent l’affranchissement de notre territoire, il existait dans cette assemblée une majorité qui eût pu profiter, elle aussi, de la loi du nombre et faire prévaloir son point de vue sur le problème laïque. Elle ne l’a pas fait. Soucieux de la gravité des heures d’alors, soucieux de ne pas briser l’unité d’une nation encore blessée, nous nous le sommes interdit. Aujourd’hui, vous allez en décider autrement et déjà vous êtes triomphants. Je n’envie pas votre satisfaction, car s’il est un domaine où il eut mieux valu chercher la paix que la victoire, c’est bien celui-ci par excellence (Vifs applaudissements à l’extrême gauche).



[1] Félix Kir (1876-1968), chanoine du chapitre de Dijon, a été député de la Côte d’Or de 1945 à 1967.

[2] Maurice Schumann (1911-1998), député du Nord depuis 1945 (MRP), a été à plusieurs reprises ministre pendant la IVe République. 

[3] L’abbé Lemire (1833-1928) a été député du Nord de 1893 à 1928.

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