Nicolas Condorcet – Morale laïque, rapport sur l’Instrction publique 20 21 avril 1792

October 30th, 2007

Extrait de la Morale laïque :

    Les principes de la morale enseignés dans les écoles et dans les instituts seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent également à tous les hommes. La Constitution, en reconnaissant le droit qu’a chaque individu de choisir son culte, en établissant une entière égalité entre tous les habitants de la France, ne permet point d’admettre, dans l’instruction publique, un enseignement, qui, en repoussant les enfants d’une partie des citoyens, détruirait l’égalité des avantages sociaux et donnerait à des dogmes particuliers un avantage contraire à la liberté des opinions. Il était donc rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière, et de n’admettre dans l’instruction publique l’enseignement d’aucun culte religieux.

    Chacun d’eux doit être enseigné dans les temples par ses propres ministres. Les parents, quelle que soit leur opinion sur la nécessité de telle ou telle religion, pourront alors, sans répugnance envoyer leurs enfants dans les établissements nationaux ; et la puissance publique n’aura point usurpé sur les droits de la conscience sous prétexte de l’éclairer et de la conduire.

    D’ailleurs, combien n’est-il pas important de fonder la morale sur les seuls principes de la raison ! Quelque changement que subissent les opinions d’un homme dans le cours de sa vie, les principes établis sur cette base, resteront toujours également vrais, ils seront toujours invariables comme elle ; il les opposera aux tentatives que l’on pourrait faire pour égarer sa conscience, elle, conservera son indépendance et sa rectitude. Et on ne verra plus ce spectacle si affligeant d’hommes qui s’imaginent remplir leurs devoirs en violant les droits les plus sacrés et obéir à Dieu en trahissant leur patrie.

    Ceux qui croient encore à la nécessité d’appuyer la morale sur une religion particulière doivent eux-mêmes approuver cette séparation : car, sans doute ce n’est pas la vérité des principes de la morale qu’ils font dépendre de leurs dogmes ; ils pensent seulement que les hommes y trouvent des motifs plus puissants d’être justes ; et ces motifs n’acquerront-ils pas une force plus grande sur tout esprit capable de réfléchir s’ils ne sont employés qu’à fortifier ce que la raison et le sentiment intérieur ont déjà commandé ?

    Dira-t-on que l’idée de cette séparation s’élève trop au-dessus des lumières actuelles du peuple ? Non, sans doute, car, puisqu’il s’agit ici d’instruction publique, tolérer une erreur, ce serait s’en rendre complice, ne pas consacrer hautement la vérité, ce serait la trahir. Et quand bien même il serait vrai que des ménagements politiques puissent encore, pendant quelque temps, souiller les lois d’une nation libre, quand cette doctrine insidieuse ou faible trouverait une excuse dans la stupidité qu’on se plaît à supposer dans le peuple, pour avoir un prétexte de le tromper ou de l’opprimer, du moins l’instruction qui doit amener le temps où ces ménagements seront inutiles, ne peut appartenir qu’à la vérité seule et doit lui appartenir tout entière.

Nicolas de Condorcet – Mémoire sur l’instruction publique 1791-1792

October 30th, 2007

L’instruction, devoir social

L’instruction publique est un devoir de la société à l’égard des citoyens.
L’inégalité d’instruction est une des principales sources de la tyrannie.
Le devoir de la société, relativement à l’obligation d’étendre dans le fait, autant qu’il est possible, l’égalité des droits, consiste donc à procurer à chaque homme l’instruction nécessaire pour exercer les fonctions communes d’homme, de père de famille, et de citoyen…
La société doit au peuple une instruction publique… 1°) Comme moyen de rendre réelle l’égalité des droits ; 2°) Pour diminuer l’inégalité qui naît de la différence des sentiments moraux; 3°) Pour augmenter dans la société la masse des lumières utiles.
La société doit également une instruction publique, relative aux diverses professions, 4°) pour maintenir l’égalité entre ceux qui s’y livrent… 5°) pour les rendre plus également utiles, 6°) pour diminuer le danger où quelques-unes exposent, pour accélérer leurs progrès.
La société doit encore l’instruction publique comme moyen de perfectionner l’espèce humaine, en mettant tous les hommes nés avec du génie à portée de le développer, en préparant les générations nouvelles par la culture de celles qui les précèdent.
L’Instruction publique est encore nécessaire pour préparer les nations aux changements que le temps doit amener.

L’éducation publique doit se borner à l’instruction

L’éducation… ne se borne pas seulement… à l’enseignement des vérités de fait et de calcul, mais elle embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuses. Or la liberté de ces opinions ne serait plus qu’illusoire si la société s’emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire. Celui qui en entrant dans la société y porte des opinions que son éducation lui a données, n’est plus un homme libre ; il est l’esclave de ses maîtres… Il croit obéir à sa raison, quand il ne fait que se soumettre à celle d’un autre.

Aujourd’hui qu’il est reconnu que la vérité seule peut être la base d’une prospérité durable… le but de l’éducation ne peut plus être de consacrer les opinions établies, mais au contraire de les soumettre à l’examen libre de générations successives, toujours de plus en plus éclairées.

Enfin, une éducation complète s’étendrait aux opinions religieuses ; la puissance publique serait donc obligée d’établir autant d’éducations différentes qu’il y aurait de religions anciennes ou nouvelles professées sur son territoire ; ou bien elle obligerait les citoyens des diverses croyances soit d’adopter la même pour leurs enfants, soit de se borner entre le petit nombre qu’il serait convenu d’encourager. On sent que la plupart des hommes suivent en ce genre les opinions qu’ils ont reçues dès leur enfance… Si donc elles font partie de l’éducation publique, elles cessent d’être le choix libre des citoyens et deviennent un joug imposé par un pouvoir illégitime. En un mot, il est également impossible ou d’admettre ou de rejeter l’instruction religieuse dans une éducation publique qui exclurait l’éducation domestique, sans porter atteinte à la conscience des parents, lorsque ceux-ci regarderaient une religion exclusive comme nécessaire, ou même comme utile à la morale et au bonheur de l’autre vie. Il faut donc que la puissance publique se borne à régler l’instruction, en abandonnant aux familles le reste de l’éducation.

Indépendance de la morale

La puissance publique n’a pas le droit de lier l’enseignement de la morale à celui de la religion.

A cet égard même, son action ne doit être ni arbitraire, ni universelle. On a déjà vu que les opinions religieuses ne peuvent faire partie de l’instruction commune… Il en résulte la nécessité de rendre l’enseignement de la morale rigoureusement indépendant de ces opinions…

La puissance publique ne peut même, sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités, elle ne doit imposer aucune croyance…

Son devoir est d’armer contre l’erreur, qui est toujours un mal public, toute la force de la vérité, mais elle n’a pas le droit de décider où réside la vérité, où se trouve l’erreur.
 

Les congrégations enseignantes

La puissance publique doit éviter surtout de confier l’instruction à des corps enseignants  qui se recrutent par eux-mêmes. Leur histoire est celle des efforts qu’ils ont faits… pour imposer aux esprits un joug à l’aide duquel ils espéraient prolonger leur crédit et étendre leur richesse… L’instruction qu’ils donneront aura toujours pour but, non le progrès des lumières, mais l’augmentation de leur pouvoir ; non d’enseigner la vérité, mais de perpétuer les préjugés utiles à leur ambition.
 

Pas de doctrine d’Etat

La puissance publique ne peut pas établir un corps de doctrine qui doive être enseigné exclusivement.

Sans doute il est impossible qu’il ne se mêle des opinions qui doivent faire l’objet de l’instruction… C’est surtout dans ces sciences (morales et politiques) qu’entre les vérités reconnues et celles qui ont échappé à nos recherches, il existe un espace immense que l’opinion seule peut remplir…

Des vérités appuyées d’une preuve certaine et généralement reconnues, sont les seules qu’on doive regarder comme immuables, et on ne peut s’empêcher d’être effrayé de leur petit nombre.

Cependant, comme ces sciences influent davantage sur le bonheur des hommes, il est bien plus important que la puissance publique ne dicte pas la doctrine commune du moment, comme des vérités éternelles de peur qu’elle ne fasse de l’instruction un moyen de consacrer les préjugés qui lui sont utiles, et un instrument de pouvoir de ce qui doit être la barrière la plus sûre contre tout pouvoir injuste.

La puissance publique peut d’autant moins donner ses opinions pour base de l’instruction qu’on ne peut la regarder comme au niveau des lumières du siècle où elle s’exerce.

Car l’objet de l’instruction n’est pas de perpétuer les connaissances devenues générales dans une nation, mais de les perfectionner et de les étendre. Le devoir, comme le droit de la puissance publique se borne donc à fixer l’objet de l’instruction et à s’assurer qu’il sera bien rempli…

La Constitution de chaque nation ne doit faire partie de l’instruction que comme un fait…

Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacune devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison.
 

Instruction féminine et mixte

L’instruction doit être la même pour les femmes et pour les hommes :
1°) pour qu’elles puissent surveiller celle de leurs enfants ;
2°) parce que ce défaut d’instruction des femmes introduirait dans les familles une inégalité contraire à leur bonheur ;
3°) parce que c’est un moyen de faire conserver aux hommes (aux maris) les connaissances qu’ils ont acquises dans leur jeunesse ;
4°) parce que les femmes ont le même droit que les hommes à l’instruction publique.
L’instruction doit être donnée en commun et les femmes ne doivent pas être exclues de l’enseignement… pour la facilité et l’économie de l’instruction… Cette réunion est utile aux moeurs, loin de leur être dangereuse… La réunion des deux sexes dans les mêmes écoles, est favorable à l’émulation…
 
 
Pas de religion d’Etat

Tout homme devant être libre du choix de sa religion, il serait absurde de le faire contribuer à l’enseignement d’une autre, de lui faire payer les arguments par lesquels on veut le combattre.

D’après qui (la puissance publique) décidera-t-elle que telle théologie est vraie et quel droit aurait-elle d’en faire enseigner une qui peut-être est fausse? On peut jusqu’à un certain point, faire payer un impôt pour les frais d’un culte…: mais qui osera dire que l’enseignement de la théologie puisse être jamais un moyen de conserver la paix?

MEMOIRE SUR LA NECESSITE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE
(1791-1792)

Il faut que l’instruction du peuple puisse suivre les progrès des arts et ceux des lumières générales… Une égalité entière entre les esprits est une chimère. Mais, si l’instruction publique est générale… alors cette inégalité est faite en faveur de l’espèce humaine qui profite des travaux des hommes de génie. Si, au contraire, cette instruction est nulle, faible, mal dirigée, alors l’inégalité n’existe plus qu’en faveur des charlatans de tous les genres, qui cherchent à tromper les hommes sur tous leurs intérêts.

Plus vous voulez que les hommes exercent eux-mêmes une portion plus étendue de leurs droits, plus vous voulez, pour éloigner toute emprise du petit nombre, qu’une masse plus grande de citoyens puisse remplir un plus grand nombre de fonctions, plus aussi vous devez chercher à étendre l’instruction.
L’instruction n’est pas moins nécessaire pour garantir la conscience des pièges du sacerdoce. La morale primitive de toutes les religions a aussi été très simple, assez conforme à la morale naturelle, mais aussi, dans toutes les religions, les prêtres en ont fait un instrument de leur ambition. Ce serait donc trahir le peuple que de ne pas lui donner une instruction morale indépendante de toute religion particulière, un sûr préservatif contre ce danger qui menace sa liberté et son bonheur.
 

RAPPORT SUR L’INSTRUCTION PUBLIQUE PRÉSENTÉ A L’ASSEMBLEE NATIONALE LÉGISLATIVE
(les 20 et 21 avril 1792)

Les grands principes de l’instruction publique

Offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs ; assurer à chacun la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a le droit d’être appelé, de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature ; et par-là, établir entre les citoyens une égalité de fait et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi. Tel doit être le premier but d’une instruction nationale et, sous ce point de vue elle est, pour la puissance publique, un devoir de justice.

Diriger l’enseignement de manière que la perfection des arts augmente les jouissances de la généralité des citoyens et l’aisance de ceux qui les cultivent, qu’un plus grand nombre d’hommes deviennent capables de bien remplir les fonctions nécessaires à la société et que les progrès toujours croissants des lumières ouvrent une source inépuisable de secours dans nos besoins, de remèdes dans nos maux, de moyens de bonheur individuel et de prospérité commune.

Cultiver enfin dans chaque génération les facultés physiques, intellectuelles et morales, et par là contribuer à ce perfectionnement général et graduel de l’espèce humaine, dernier but vers lequel toute institution sociale doit être dirigée.

Tel doit être l’objet de l’instruction, et c’est pour la puissance publique un devoir imposé par l’intérêt commun de la société, par celui de l’humanité entière…
… Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à la raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes: celle des hommes qui raisonnent, et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves…

Morale laïque

… Les principes de la morale enseignés dans les écoles et dans les instituts seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent également à tous les hommes. La Constitution, en reconnaissant le droit qu’a chaque individu de choisir son culte, en établissant une entière égalité entre tous les habitants de la France, ne permet point d’admettre, dans l’instruction publique, un enseignement, qui, en repoussant les enfants d’une partie des citoyens, détruirait l’égalité des avantages sociaux et donnerait à des dogmes particuliers un avantage contraire à la liberté des opinions. Il était donc rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière, et de n’admettre dans l’instruction publique l’enseignement d’aucun culte religieux.

Chacun d’eux doit être enseigné dans les temples par ses propres ministres. Les parents, quelle que soit leur opinion sur la nécessité de telle ou telle religion, pourront alors, sans répugnance envoyer leurs enfants dans les établissements nationaux ; et la puissance publique n’aura point usurpé sur les droits de la conscience sous prétexte de l’éclairer et de la conduire.

D’ailleurs, combien n’est-il pas important de fonder la morale sur les seuls principes de la raison! Quelque changement que subissent les opinions d’un homme dans le cours de sa vie, les principes établis sur cette base, resteront toujours également vrais, ils seront toujours invariables comme elle ; il les opposera aux tentatives que l’on pourrait faire pour égarer sa conscience, elle, conservera son indépendance et sa rectitude. Et on ne verra plus ce spectacle si affligeant d’hommes qui s’imaginent remplir leurs devoirs en violant les droits les plus sacrés et obéir à Dieu en trahissant leur patrie.
Ceux qui croient encore à la nécessité d’appuyer la morale sur une religion particulière doivent eux-mêmes approuver cette séparation : car, sans doute ce n’est pas la vérité des principes de la morale qu’ils font dépendre de leurs dogmes; ils pensent seulement que les hommes y trouvent des motifs plus puissants d’être justes ; et ces motifs n’acquerront-ils pas une force plus grande sur tout esprit capable de réfléchir s’ils ne sont employés qu’à fortifier ce que la raison et le sentiment intérieur ont déjà commandé ?

Dira-t-on que l’idée de cette séparation s’élève trop au-dessus lumières actuelles au peuple ? Non, sans doute, car, puisqu’il s’agit ici d’instruction publique, tolérer une erreur, ce serait s’en rendre complice, ne pas consacrer hautement la vérité, ce serait la trahir. Et quand bien même il serait vrai que des ménagements politiques puissent encore, pendant quelque temps, souiller les lois d’une nation libre, quand cette doctrine insidieuse ou faible trouverait une excuse dans la stupidité qu’on se plaît à supposer dans le peuple, pour avoir un prétexte de le tromper ou de l’opprimer, du moins l’instruction qui doit amener le temps où ces ménagements seront inutiles, ne peut appartenir qu’à la vérité seule et doit lui appartenir tout entière.

Gratuité et facilités

Dans (les) quatre degrés d’instruction, l’enseignement sera totalement gratuit.

L’acte constitutionnel le prononce pour le premier degré, et le second, qui peut aussi être regardé comme général, ne pourrait cesser d’être gratuit sans établir une inégalité favorable à la classe la plus riche, qui paye les contributions à proportion de ses facultés, et ne payerait l’enseignement qu’à raison du nombre d’enfants qu’elle fournirait aux écoles secondaires.

Quant aux autres degrés, il importe à la prospérité publique de donner aux enfants des classes pauvres, qui sont les plus nombreuses, la possibilité de développer leurs talents : c’est un moyen non seulement d’assurer à la patrie le plus de citoyens en état de la servir, aux sciences le plus d’hommes capables de contribuer à leur progrès, mais encore de diminuer cette inégalité qui naît de la différence des fortunes, de mêler entre elles les classes que cette différence tend à séparer.

Victor HUGO Assemblée Nationale 15 janvier 1850 – Débat loi Falloux

October 30th, 2007

MESSIEURS,

Quand une discussion est ouverte qui touche à ce qu’il y a de plus sérieux dans les destinées du pays, il faut aller tout de suite, et sans hésiter, au fond de la question. (Mouvement d’attention.)

Je commence par dire ce que je voudrais, je dirai tout à l’heure ce que je ne veux pas.

Messieurs, à mon sens, le but, difficile à atteindre, et lointain sans doute, mais auquel il faut tendre dans cette grave question de l’enseignement, le voici. (Plus haut ! plus haut !) L’orateur reprend :

Messieurs, toute question a son idéal. Pour moi, l’idéal de cette question de l’enseignement, le voici : l’instruction gratuite et obligatoire. (Très bien ! très bien!) Obligatoire au premier degré, gratuite à tous les degrés. (Applaudissements à gauche.) L’instruction primaire obligatoire, c’est le droit de l’enfant (mouvement) qui, ne vous trompez pas est plus sacré encore que le droit du père et qui se confond avec le droit de 1’État.

Je reprends. Voici donc, selon moi, l’idéal de la question : L’instruction gratuite et obligatoire dans la mesure que je viens de marquer. Un immense enseignement public donné et réglé par l’État, partant de l’école de village et montant de degré en degré jusqu’au, Collège de France, plus haut encore, jusqu’à l’Institut de France. Les portes de la science toutes grandes ouvertes à toutes les intelligences ; partout où il y a un champ, partout où il y a un esprit, qu’il y ait un livre. Pas une commune sans une école, pas une ville sans un collège, pas un chef-lieu sans une faculté. (Bravos prolongés.) Un vaste ensemble, ou, pour mieux dire, un vaste réseau d’ateliers intellectuels, lycées, gymnases, collèges, chaires, bibliothèques, mêlant leur rayonnement sur la surface du pays, éveillant partout les aptitudes et échauffant partout les vocations ; en un mot, l’échelle de la connaissance humaine dressée fermement par la main de l’État, posée dans l’ombre des masses les plus profondes et les plus obscures, et aboutissant à la lumière. Aucune solution de continuité : le cœur du peuple mis en communication avec le cerveau de la France. (Immenses applaudissements.)

Voilà comme je comprendrais l’éducation publique nationale. Messieurs, à côté de cette magnifique instruction gratuite, sollicitant les esprits de tout ordre, offerte par l’État, donnant à tous, pour rien, les meilleurs maîtres et les meilleures méthodes, modèle de science, et de discipline, normale, française, chrétienne, libérale, qui élèverait, sans nul doute, le génie national à sa plus haute somme d’intensité, je placerais sans hésiter la liberté d’enseignement, la liberté d’enseignement pour les instituteurs privés, la liberté d’enseignement pour les corporations religieuses ; la liberté d’enseignement pleine, entière, absolue, soumise aux lois générales comme toutes les autres libertés, et je n’aurais pas besoin de lui donner le pouvoir inquiet de l’État pour surveillant, parce que je lui donnerais l’enseignement gratuit de l’État pour contrepoids. (Bravo ! bravo !).

Ceci, Messieurs, je le répète, est l’idéal de la question. Ne vous en troublez pas, nous ne sommes pas près d’y atteindre, car la solution du problème contient une question financière considérable, comme tous les problèmes sociaux du temps présent.

Messieurs, cet idéal, il était nécessaire de l’indiquer, car il faut toujours dire où l’on tend ; il offre d’innombrables points de vue, mais l’heure n’est pas venue de le développer. Je ménage les instants de l’Assemblée, et j’aborde immédiatement la question dans sa réalité positive actuelle. Je la prends où elle en est aujourd’hui, au point relatif de maturité où les événements d’une part, et d’autre part la raison publique l’ont amenée.

A ce point de vue restreint, mais pratique, de la situation actuelle je veux, je le déclare, la liberté de l’enseignement ; mais je veux la surveillance de l’État, et comme je veux cette surveillance effective, je veux l’État laïque, purement laïque, exclusivement laïque. L’honorable M. Guizot l’a dit avant moi, en matière d’enseignement, l’État n’est pas et, ne peut pas être autre chose que laïque.

Je veux, dis-je, la liberté de l’enseignement sous la surveillance de l’État, et je n’admets, pour personnifier l’État dans cette surveillance si délicate et si difficile, qui exige le concours de toutes les forces vives du pays, que des hommes appartenant sans doute aux carrières les plus graves mais n’ayant aucun intérêt, soit de conscience, soit de politique, distinct de l’unité nationale. (Très-bien ! à gauche.) C’est vous dire que je n’introduis, soit dans le conseil supérieur de surveillance, ni évêques, ni délégués d’évêques. J’entends maintenir, quant à moi, et au besoin faire plus profonde que jamais, cette antique et salutaire séparation de l’Église et de l’État, qui était la sagesse de nos pères, et cela dans l’intérêt de l’Église comme dans l’intérêt de l’État. (Applaudissements.)

Je viens de vous dire ce que je voudrais ; maintenant, voici ce que je ne veux pas :

Je ne veux pas de la loi qu’on vous apporte.

Pourquoi ?

Messieurs, cette loi est une arme.

Une arme n’est rien par elle-même ; elle n’existe que par la main qui la saisit.

Or quelle est la main qui se saisira de cette loi ?

Là est toute la question. (Mouvement.)

Messieurs, c’est la main du parti clérical. (C’est vrai !)

Messieurs, je redoute cette main ; je veux briser l’arme, je repousse le projet. (Très-bien ! très-bien !)

Cela dit, j’entre dans la discussion.

J’aborde tout de suite, et de front, une objection qu’on fait aux opposants placés à mon point de vue, la seule objection qui ait une apparence de gravité.

0n nous dit : Vous excluez le clergé du conseil de surveillance de l’État ; vous voulez donc proscrire l’enseignement religieux ?

Messieurs, je m’explique. Jamais on, ne se méprendra, par ma faute, ni sur ce que je dis, ni sur ce que je pense.

Loin que je veuille proscrire l’enseignement religieux, entendez-vous bien ? il est, selon moi, plus nécessaire aujourd’hui que jamais. Plus l’homme grandit, plus il doit croire. Plus il approche de Dieu, mieux il doit voir Dieu. (Mouvement.)

Il y a un malheur dans notre temps, je dirais presque il n’y a qu’un malheur, c’est une certaine tendance à tout mettre dans cette vie. (Sensation.) En donnant à l’homme pour fin et pour but la vie terrestre et matérielle, on aggrave toutes les misères par la négation qui est au bout, on ajoute à l’accablement des malheureux le poids insupportable du néant ; et de ce qui n’était que la souffrance, c’est-à-dire la loi de Dieu, on fait le désespoir, c’est-à-dire la loi de l’enfer. (Long mouvement.) De là de profondes convulsions sociales. (Oui ! oui !)

Certes je suis de ceux qui veulent, et personne n’en doute dans cette enceinte, je suis de ceux qui veulent, je ne dis pas avec sincérité, le mot est trop faible, je veux avec une inexprimable ardeur, et par tous les moyens possibles, améliorer dans cette vie le sort matériel de ceux qui souffrent ; mais la première des améliorations, c’est de leur donner l’espérance. (Bravo ! à droite.) Combien s’amoindrissent nos misères quand il s’y mêle une espérance infinie ! (Très-bien ! très-bien !)

Notre devoir à tous, qui que nous soyons, les législateurs comme les évêques, les prêtres comme les écrivains ; c’est de répandre, c’est de prodiguer, sous toutes les formes, toute l’énergie sociale pour combattre et détruire la misère (bravo ! à gauche) et en même temps de faire lever toutes les têtes vers le ciel (bravo ! à droite), de diriger toutes les âmes, de tourner toutes les attentes vers une vie ultérieure où justice sera faite et où justice sera rendue. Disons-le bien haut, personne n’aura injustement ni inutilement souffert. La mort est une restitution. (Très-bien ! à droite. – mouvement.)

La loi du monde matériel, c’est l’équilibre ; la loi du monde moral, c’est l’équité. Dieu se retrouve à la fin de tout. Ne l’oublions pas, et enseignons-le à tous, il n’y aurait aucune dignité à vivre, et cela n’en vaudrait pas la peine, si nous devions mourir tout entiers : ce qui allège le labeur, ce qui sanctifie le travail, ce qui rend l’homme fort, bon, sage, patient, bienveillant, juste, à la fois humble et grand, digne de l’intelligence, digne de la liberté, c’est d’avoir devant soi la perpétuelle vision d’un monde meilleur rayonnant à travers les ténèbres de cette vie. (Vive approbation.)

Quant à moi, puisque le hasard veut que ce soit moi qui parle en ce moment et met de si graves paroles dans une bouche de peu d’autorité, qu’il me soit permis de le dire ici et de le déclarer, je 1e proclame du haut de cette tribune, j’y crois profondément à ce monde meilleur ; il est pour moi bien plus réel que cette misérable chimère que nous dévorons et que nous appelons la vie ; il est sans cesse devant nos yeux ; j’y crois de toutes les puissances de ma conviction, et après bien des luttes, bien des études et bien des épreuves, il est la suprême certitude de ma raison comme il est la suprême consolation de mon âme. (profonde sensation.)

Je veux donc, je veux sincèrement, fermement, ardemment, l’enseignement religieux, mais je veux l’enseignement religieux de l’Église, et non l’enseignement religieux d’un parti. Je le veux sincère et non hypocrite. (Bravo ! bravo !) Je le veux ayant pour but le ciel et non la terre. (Mouvement.) Je ne veux pas qu’une chaire envahisse l’autre ; je ne veux pas mêler le prêtre au professeur. Ou si je consens à ce mélange, moi législateur, je le surveille, j’ouvre sur les séminaires et sur les congrégations enseignantes l’œil de l’État, et, j’insiste, de l’État laïque, jaloux uniquement de sa grandeur et de son unité.

Jusqu’au jour, que j’appelle de tous mes vœux, où la liberté complète d’enseignement pourra être proclamée, et en commençant je vous ai dit à quelles conditions, jusqu’à ce jour-là, je veux l’enseignement de l’Église en dedans de l’Église et non dehors. Surtout je considère comme une dérision de faire surveiller, au nom de l’État, par le clergé l’enseignement du clergé. En un mot, je veux, je le répète, ce que voulaient nos pères, l’Église chez elle et l’État chez lui. (Très bien !)

L’Assemblée voit déjà clairement pourquoi je repousse le projet de loi : mais j’achève de m’expliquer.

Messieurs, comme je vous l’indiquais tout à l’heure, ce projet est quelque chose de plus, de pire, si vous voulez, qu’une loi politique, c’est une loi stratégique. (Chuchotements.)

Je m’adresse, non certes, au vénérable évêque de Langres, non à quelque personne que ce soit dans cette enceinte, mais au parti qui a, sinon rédigé du moins inspiré le projet de loi, à ce parti à la fois éteint et ardent, au parti clérical. Je ne sais pas s’il est dans le gouvernement, je ne sais pas s’il est dans l’Assemblée (mouvement) ; mais je le sens un lieu partout. (Nouveau mouvement.) Il a l’oreille fine, il m’entendra. (On rit.) Je m’adresse donc au parti clérical, et je lui dis : Cette loi est votre loi. Tenez, franchement, je me défie de vous. Instruire, c’est construire. (Sensation.) Je me défie de ce que vous construisez. (Très-bien ! très-bien !)

Je ne veux pas vous confier l’enseignement de la jeunesse, l’âme des enfants, le développement des intelligences neuves qui s’ouvrent à la vie, (les générations nouvelles, c’est-à-dire l’avenir de la France. Je ne veux pas vous confier l’avenir de la France, parce que vous le confier, ce serait vous le livrer. (Mouvement.)

Il ne me suffit pas que les générations nouvelles nous succèdent, j’entends qu’elles nous continuent. Voilà pourquoi je ne veux ni de votre main, ni de votre souffle sur elles. Je ne veux pas que ce qui a été fait par nos pères soit défait par vous ! (Très-bien !) Après cette gloire, je ne veux pas de cette honte. (Mouvement prolongé.)

Votre loi est une loi qui a un masque. (Bravo!)

Elle dit une chose et elle en ferait une autre. C’est une pensée d’asservissement qui prend les allures de la liberté. C’est une confiscation intitulée donation. Je n’en veux pas. (Applaudissements à gauche.)

C’est votre habitude. Quand vous forgez une chaîne, vous dites : Voici une liberté ! quand vous faites une proscription, vous criez : Voilà une amnistie ! (Nouveaux applaudissements.)

Ah ! je ne vous confonds pas avec l’Église, pas plus que ne confonds le gui avec le chêne. (Très-bien !) Vous êtes les parasites de l’Église, vous êtes la maladie de l’Église. (On rit.)

Ignace est l’ennemi de Jésus. (Vive approbation à gauche.) Vous êtes, non les croyants, mais les sectaires d’une religion que vous ne comprenez pas. Vous êtes les metteurs en scène de la sainteté. Ne mêlez pas l’Église à vos affaires, à vos combinaisons, à vos stratégies, à vos doctrines, à vos ambitions. Ne l’appelez pas votre mère pour en faire votre servante. (Profonde sensation.) Ne la tourmentez pas sous le prétexte de lui apprendre la politique ; surtout ne l’identifiez pas avec vous. Voyez le tort que vous lui faites ! M. 1’évêque de Langres vous l’a dit. (On rit.)

Voyez comme elle dépérit depuis qu’elle vous a ! Vous vous faites si peu aimer que vous finiriez par la faire haïr ! En vérité, je vous le dis (on rit), elle se passera fort bien de vous. Laissez-la en repos. Quand vous n’y serez plus, on y reviendra. Laissez-la, cette vénérable Église cette vénérable mère, dans sa solitude, dans son abnégation, dans son humilité. Tout cela compose sa grandeur ! Sa solitude lui attirera la foule ; son abnégation est sa puissance, son humilité et sa majesté. (Vive adhésion.)

Vous parlez d’enseignement religieux ! Savez-vous quel est le véritable enseignement religieux, celui devant lequel il faut se prosterner, celui qu’il ne faut pas troubler ? C’est la sœur de charité au chevet du mourant. C’est le frère de la Merci rachetant l’esclave. C’est Vincent de Paul ramassant l’enfant trouvé. C’est l’évêque de Marseille au milieu des pestiférés. C’est l’archevêque de Paris abordant avec un sourire ce formidable faubourg Saint-Antoine, levant son crucifix au-dessus de la guerre civile, et s’inquiétant peu de recevoir la mort pourvu qu’il apporte la paix. (Bravo !) Voilà le véritable enseignement religieux, l’enseignement religieux réel, profond, efficace et populaire, celui qui, heureusement pour la religion et l’humanité, fait encore plus de chrétiens que vous n’en défaites ! (Longs applaudissements à gauche.)

Ah ! nous vous connaissons ! nous connaissons le parti clérical. C’est un vieux parti qui a des états de services. (On rit.) C’est lui qui monte la garde à la porte de l’orthodoxie. (On rit.) C’est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux étais merveilleux, 1’ignorance et l’erreur. C’est lui qui fait défense à la science et au génie d’aller au-delà du missel et qui veut cloîtrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu’a faits l’intelligence de l’Europe, elle les a faits malgré lui. Son histoire est écrite dans l’histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso. (Sensation.) Il s’est opposé à tout. (On rit.)

C’est lui qui a fait battre de verges Prinelli pour avoir dit que les étoiles ne tomberaient pas. C’est lui qui a appliqué Campanella sept fois à la question pour avoir affirmé que le nombre des mondes était infini et entrevu le secret de la création. C’est lui qui a persécuté Harvey pour avoir prouvé que le sang circulait. De par Josué, il a enfermé Galilée ; de par saint Paul, il a emprisonné Christophe Colomb. (Sensation.) Découvrir la loi du ciel, c’était une impiété ; trouver un monde, c’était une hérésie. (Très-bien ! très-bien !) C’est lui qui a anathématisé Pascal au nom de la religion, Montaigne au nom de la morale, Molière au nom de la morale et de la religion. (Très-bien ! très-bien !) Oh ! oui certes, qui que vous soyez, qui vous appelez le parti catholique et qui êtes le parti clérical, nous vous connaissons. Voilà longtemps déjà que la conscience humaine se révolte contre vous et vous demande : qu’est-ce que vous me, voulez ? Voilà longtemps déjà que vous essayez de mettre un bâillon à l’esprit humain ! (Acclamations à gauche.)

Et vous voulez être les maîtres de l’enseignement ! Et il n’y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un penseur que vous acceptiez ! Et tout ce qui a été écrit, trouvé, rêvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l’héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez ! Si le cerveau de l’humanité était là devant vos yeux à votre discrétion, ouvert comme la page d’un livre, vous y feriez des ratures (Oui ! oui !) convenez-en ! (Mouvement prolongé.)

Enfin, il y a un livre, un livre qui semble d’un bout à l’autre une émanation supérieure, un livre qui est pour l’univers ce que le Koran est pour l’islamisme, ce que les Védas sont pour l’Inde, un livre qui contient toute la sagesse humaine éclairée par toute la sagesse divine, un livre que la vénération des peuples appelle le livre, la Bible ! Eh bien ! votre censure a monté jusque-là ! Chose inouïe ! des papes ont proscrit la Bible ! Quel étonnement pour les esprits sage, quelle épouvante pour les cœurs simples, de voir l’index de Rome posé sur le livre de Dieu ! (Vive adhésion à gauche.)

Et vous réclamez la liberté d’enseigner ! Tenez, soyons sincères entendons-nous sur la liberté que vous réclamez : c’est la liberté de ne pas enseigner. (Applaudissements à gauche. – Vive réclamation à droite.)

Ah ! vous voulez qu’on vous donne des peuples à instruire ! Fort bien. – Voyons vos élèves. Voyons vos produits. (On rit.) Qu’est-ce que vous avez fait de l’Italie ? Qu’est-ce que vous avez fait de l’Espagne ? Depuis des siècles vous tenez dans vos mains, à votre discrétion, à votre école, sous votre férule, ces deux grandes nations, illustres parmi les illustres ; qu’en avez-vous fait ? (Mouvement.)

Je vais vous le dire. Grâce à vous, l’Italie, dont aucun homme qui pense ne peut plus prononcer le nom qu’avec une inexprimable douleur filiale, l’Italie, cette mère des génies et des nations, qui a répandu sur l’univers toutes les plus éblouissantes merveilles de la poésie et des arts, l’Italie, qui a appris à lire au genre humain, l’Italie aujourd’hui ne sait pas lire ! (Profonde sensation.)

Oui, l’Italie est de tous les États de l’Europe celui où il y a le moins de natifs sachant lire ! (Réclamations à droite. Cris violents.)

L’Espagne, magnifiquement dotée, l’Espagne, qui avait reçu des Romains sa première civilisation, des Arabes sa seconde civilisation, de la Providence, et malgré vous, un monde, l’Amérique, l’Espagne a perdu, grâce à vous, grâce à votre joug d’abrutissement, qui est un joug de dégradation et d’amoindrissement (Applaudissement à gauche), l’Espagne a perdu ce secret de la puissance qu’elle tenait des romains, ce génie des arts qu’elle tenait des Arabes, ce monde qu’elle tenait de Dieu et en échange de tout ce que vous lui avez fait perdre, elle a reçu de vous l’Inquisition (Mouvement.) .

L’Inquisition, que certains hommes du parti essaient aujourd’hui de réhabiliter avec une timidité pudique dont je les honore. (Longue hilarité à gauche. – Réclamations à droite.) L’Inquisition, qui a brûlé sur le bûcher cinq millions d’hommes ! (Dénégations à droite). Lisez l’histoire ! L’inquisition, qui exhumait les morts pour les brûler comme hérétiques. (C’est vrai !) Témoins Urgel et Arnauld, comte de Forcalquier. L’Inquisition, qui déclarait les enfants des hérétiques, jusqu’à la deuxième génération, infâmes et incapables d’aucuns honneurs publics, ce exceptant seulement, ce sont les propres termes des arrêts, ceux qui auraient dénoncer leur père. (Long mouvement). L’Inquisition, qui, à 1’heure où je parle, tient encore dans la bibliothèque vaticane les manuscrits de Galilée, clos et scellés sous le scellé de l’index. (Agitation.) Il est vrai que, pour consoler l’Espagne de ce que vous lui ôtiez et de ce que vous lui donniez, vous l’avez surnommée : la Catholique ! ( Rumeurs à droite.)

Ah ! savez-vous ? vous avez arraché à l’un de ses plus grands hommes ce cri douloureux qui vous accuse : « J’aime mieux qu’elle soit la grande que la catholique ! » (Cris à droite. – Longue interruption. – plusieurs membres interpellent violemment l’orateur.)

Voilà vos chefs-d’œuvre ! Ce foyer qu’on appelait l’Italie, vous l’avez éteint. Ce colosse qu’on appelait l’Espagne, vous l’avez miné. L’une est en cendre, l’autre est en ruine. Voila ce que vous avez fait de deux grands peuples. Qu’est-ce que vous voulez faire de la France ? (Mouvement prolongé.)

Tenez, vous venez de Rome : je vous fais compliment. Vous avez eu là un beau succès ! (Rires et bravos à gauche.) Vous venez de bâillonner le peuple romain ; maintenant vous voulez bâillonner le peuple français. Je comprends : cela est encore plus beau, cela tente ; seulement, prenez garde c’est malaisé celui-ci est un lion tout à fait vivant. (Agitation.)

A qui en voulez-vous donc ? Je vais vous le dire : vous en voulez à la raison humaine. Pourquoi ? Parce qu’elle fait le jour. (Oui ! Oui ! – Non ! Non !)

Oui, voulez-vous que je vous dise ce qui vous importune ? C’est cette énorme quantité de lumière libre que la France dégage depuis trois siècles, lumière toute faite de raison, lumière aujourd’hui plus éclatante que jamais, lumière qui fait de la nation française la nation éclairante, de telle sorte qu’on aperçoit la clarté de la France sur la face de tous les peuples de l’univers. (Sensation.) Eh bien, cette clarté de la France, cette lumière libre, cette lumière directe, cette lumière qui ne vient pas de Rome, qui vient de Dieu, voilà ce que vous voulez éteindre ! (C’est vrai !) Voilà ce que nous voulons conserver ! (Oui ! oui ! – Bravos à gauche.)

Je repousse votre loi. Je la repousse parce qu’elle confisque l’enseignement primaire, parce qu’elle dégrade l’enseignement secondaire, parce qu’elle abaisse le niveau de la science, parce qu’elle diminue mon pays. (Sensation.)

Je la repousse, parce que je suis un de ceux qui ont un serrement de cœur et la rougeur au front toutes les fois que la France subit, par une cause quelconque, une diminution, que ce soit une diminution de territoire, comme par les traités de 1815, ou une diminution de grandeur intellectuelle comme par votre loi ! (Vifs applaudissements à gauche.)

Messieurs, avant de terminer, permettez-moi d’adresser ici, du haut de la tribune au parti clérical, au parti qui nous envahit (écoutez ! écoutez !), un conseil sérieux. (Rumeurs à droite.)

Ce n’est pas l’habileté qui lui manque. Quand les circonstances l’aident, il est fort, très-fort, trop fort ! (Mouvement.) Il sait l’art de maintenir une nation dans un état mixte et lamentable qui n’est pas la mort, mais qui n’est plus la vie. (C’est vrai !) Il appelle cela gouverner. (Rires.)

C’est le gouvernement par la léthargie. (On rit.) Mais qu’il y prenne garde, rien de pareil ne convient à la France. C’est un jeu redoutable que de lui laisser entrevoir, seulement entrevoir, à cette France, l’idéal que voici : la sacristie souveraine, la liberté trahie, l’intelligence vaincue et liée, les livres déchirés, le prône remplaçant la presse, la nuit faite dans les esprits par l’ombre des soutanes, et les génies mâtés par les bedeaux ! (Acclamations à gauche.)

C’est vrai, le parti clérical est habile ; mais cela ne l’empêche pas d’être naïf. (Hilarité.) Quoi ! il redoute le socialisme ! Quoi ! il voit monter le flot, à ce qu’il dit, et il lui oppose, à ce flot qui monte, je ne sais quel obstacle à claire-voie ! Il voit monter le flot, et il s’imagine que la société sera sauvée parce qu’il aura combiné, pour la défendre, les hypocrisies sociales avec les résistances matérielles, et qu’il aura mis un jésuite partout où il n’y a pas un gendarme ! (Rires et applaudissements.) Quelle pitié !

Je le répète, qu’il y prenne garde, le dix-neuvième siècle lui est contraire ; qu’il ne s’obstine pas, qu’il renonce à maîtriser cette grande époque pleine d’instincts profonds et nouveaux, sinon il ne réussira qu’à la courroucer, il développera imprudemment le côté redoutable de notre temps, et il fera surgir des éventualités terribles. Oui, avec ce système qui fait sortir, j’y insiste, l’éducation de la sacristie et le gouvernement du confessionnal !…

(Longue interruption. Cris : à l’ordre ! Plusieurs membres de la droite se lèvent. M. le président et M. Victor Hugo échangent un colloque qui ne parvient pas jusqu’à nous. Violent tumulte.)

L’orateur reprend, en se tournant vers la droite : Messieurs vous voulez beaucoup, dites-vous, la liberté d’enseignement ; tâchez de vouloir un peu 1a liberté de la tribune. (On rit. Le bruit s’apaise.) L’orateur continue : Avec ces doctrines qu’une logique inflexible et fatale entraîne malgré les hommes eux-mêmes et féconde pour le mal, avec ces doctrines qui font horreur quand on les regarde dans l’histoire ! … (Nouveaux cris : à l’ordre !)

L’orateur s’interrompant : Messieurs, le parti clérical, je vous l’ai dit, nous envahit. Je le combats, et au moment où ce parti se présente la loi à la main, c’est mon droit de législateur d’examiner cette loi et d’examiner ce parti. Vous ne m’empêcherez pas de le faire ! (Très-bien !) Je continue :

Oui, avec ce système-là, cette doctrine-là et cette histoire-là, que le parti clérical le sache, partout où il sera, il engendrera des révolutions ; partout, pour éviter Torquemada, on se jettera dans Robespierre. (Sensation.) Voilà ce qui fait du parti qui s’intitule parti catholique un sérieux danger public. Et ceux qui, comme moi, redoutent également pour les nations le bouleversement anarchique et l’assouplissement sacerdotal, jettent le cri d’alarme pendant qu’on y songe bien ! (Rumeurs à droite.)

Vous m’interrompez. Les cris et les murmures couvrent ma voix. Messieurs, je vous parle, non en agitateur, mais en honnête homme ! (Ecoutez ! écoutez !) Ah ça, Messieurs, est-ce que je vous serais suspect, par hasard ?

CRIS A DROITE. – Oui ! Oui !

M. Victor Hugo. — Quoi ! je vous suis suspect ! Vous le dites ?

CRIS A DROITE. – Oui ! oui !

(Tumulte inexprimable. Une partie de la droite se lève et interpelle l’orateur, impassible à la tribune.)

Eh bien ! sur ce point, il faut s’expliquer. (Le silence se rétablit.) C’est, en quelque sorte, un fait personnel. Vous écouterez, je le pense, une explication que vous avez provoqué vous-mêmes. Ah ! je vous suis suspect ! Et de quoi ? Je vous suis suspect ! Mais, l’an dernier, je défendais l’ordre en péril, comme je défends aujourd’hui la liberté menacée ! comme je défendrai l’ordre demain, si le danger revient de ce côté-là. (Mouvement.)

Je vous suis suspect ! Mais vous étais-je suspect quand j’accomplissais mon mandat de représentant de Paris, en prévenant l’effusion du sang dans les barricades de juin ? (Bravos à gauche. Nouveaux cris, à droite. Le tumulte recommence.)

L’orateur reprend :

Eh bien ! vous ne voulez même pas entendre une voix qui défend résolument la liberté ! Si je vous suis suspect, vous me l’êtes aussi. Entre nous le pays jugera ! (Très-bien ! très-bien !)

Messieurs, un dernier mot. Je suis peut-être un de ceux qui ont eu le bonheur de rendre à la cause de l’ordre, dans les temps difficiles, dans un passé récent, quelques services obscurs. Ces services, on a pu les oublier ; je ne les rappelle pas. Mais au moment où je parle, j’ai le droit de m’y appuyer. (Non ! non ! – Si ! si !)

Eh bien ! appuyé sur ce passé, je le déclare, dans ma conviction, ce qu’il faut à la France, c’est l’ordre, mais l’ordre vivant, qui est le progrès ; c’est l’ordre tel qu’il résulte de la croissance normale, paisible, naturelle du peuple ; c’est l’ordre se faisait à la fois dans les faits et dans les idées par le plein rayonnement de l’intelligence nationale. C’est tout le contraire de votre loi ! (Vive adhésion à gauche.)

Je suis de ceux qui veulent pour ce noble pays la liberté et non la compression, la croissance continue et non l’amoindrissement, la puissance et non la servitude, la grandeur et non le néant ! (Bravo ! à gauche.). Quoi voilà les lois que vous nous apportez ! Quoi vous gouvernants, vous législateurs, vous voulez-vous arrêter ! vous voulez arrêter la France ! Vous voulez pétrifier la pensée humaine, étouffer le flambeau divin, matérialiser l’esprit ! (Oui ! oui ! – Non ! non !) Mais vous ne voyez donc pas les éléments mêmes du temps où vous êtes ! Mais vous êtes donc dans votre siècle comme des étrangers ! (Profonde sensation.)

Quoi ! c’est dans ce siècle, dans ce grand siècle des nouveautés, des événements, des découvertes, des conquêtes, que vous rêvez l’immobilité ! (Très-bien !) C’est dans le siècle de l’espérance que vous proclamez le désespoir ! (Bravo !) Quoi ! vous jetez à terre, comme des hommes de peine fatigués, la gloire, la pensée, l’intelligence, le progrès, l’avenir, et vous dites : c’est assez ! n’allons pas plus loin ; arrêtons-nous ! (Dénégations à droite.) Mais vous ne voyez donc pas que tout va, vient, se meut, s’accroît, se transforme et se renouvelle autour de vous, au-dessus de vous, au-dessous de vous ! (Mouvement.)

Ah ! vous voulez vous arrêter et nous arrêter ! Eh bien ! je vous le répète avec une profonde douleur, moi qui hais les catastrophes et les écroulements, je vous avertis la mort dans l’âme (on rit à droite), vous ne voulez pas du progrès ? vous aurez les révolutions ! (Profonde agitation.) Aux hommes assez insensés pour dire : l’humanité ne marchera pas, Dieu répond par la terre qui tremble ! (Longs applaudissements à gauche.)

L’orateur, descendant de la tribune, est entouré par une foule de membres qui le félicitent. L’Assemblée se sépare en proie à une vive émotion.

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October 28th, 2007

Bonjour tout le monde !

October 22nd, 2007

Bienvenue dans WordPress. Ceci est votre premier article. Modifiez-le ou effacez-le, puis lancez-vous !

Quand sauver les Lettres écrit à SOS Education et Philippe NEMO

October 20th, 2007

Une trop longue erreur 

Article Philippe NEMO LE FIGARO

16 septembre 2003 

ÉDUCATION La commission nationale sur l’école a commencé hier ses travaux
Une trop longue erreur 
[16 septembre 2003]
Jean-Pierre Raffarin a installé hier la commission d’une quarantaine de personnalités qui pilotera le «débat national sur l’école» dont l’ambition est de déboucher sur une révision de la loi d’orientation de 1989, socle du système éducatif actuel. L’éducation va ainsi occuper le devant de la scène jusqu’en 2004, date à laquelle le gouvernement entend faire voter une nouvelle loi d’orientation «pour les quinze ans à venir», selon le ministre Luc Ferry. Nous publions ci-dessous deux contributions au débat.Il est urgent de comprendre que les crises successives de l’Éducation nationale ne sont pas des phénomènes ponctuels, mais sont le résultat d’une même erreur initiale dans la politique scolaire du pays commise il y a plus de quarante ans et jamais corrigée depuis. Après y avoir longtemps réfléchi (1), je pense pouvoir retracer ce qui s’est réellement passé pendant ce presque demi-siècle. La tragédie s’est nouée en trois actes.

Acte 1. Au lendemain de la guerre, en 1947, les communistes Langevin et Wallon proposèrent de réaliser en France l’école unique, creuset de l’homme nouveau socialiste. Repoussé par deux fois à la Chambre sous la IVe République, ce projet fut mis en œuvre, paradoxalement, par De Gaulle au début de la Ve.

On unifia le système scolaire, jusque-là divisé en trois grands secteurs plus ou moins indépendants, le primaire, le secondaire et le technique. On supprima les classes primaires des lycées, les classes secondaires du primaire (les «cours complémentaires») et, peu à peu, on homogénéisa les programmes de façon à supprimer les filières.

Le «collège unique», faussement attribué à l’initiative de M. Haby, ne fut que l’étape finale de ce processus, qui était programmé dès 1958. L’Éducation nationale devint alors un monstrueux système bureaucratique, et ses syndicats montèrent en puissance à mesure qu’augmenta, dans un système administratif unifié, leur pouvoir de nuire.
Dès cette date, l’Éducation ne fut plus nationale. Elle fut, de jure, cogérée par le ministère et les syndicats. De facto, elle fut gérée par les syndicats seuls, car les ministres passaient (et souvent sautaient), alors que les syndicats restaient. Je dis bien que l’Éducation «nationale» usurpe désormais ce qualificatif, car la nation, qui n’a d’autre organe d’expression que le suffrage universel, et d’autres représentants légitimes que le Parlement et le Gouvernement, n’eut plus jamais, de ce jour, son mot à dire dans la politique éducative du pays.

Acte II. Pourtant, aussitôt mise en place, l’école unique se révéla produire l’inverse de l’effet recherché. Au lieu de résorber les inégalités scolaires, on s’aperçut qu’elle les exacerbait. On découvrit en effet, dès le début des années 1960 que, quand on place dans une même école et devant un même professeur les 20% d’élèves qui allaient auparavant au lycée et les 80% qui allaient à l’école communale et dans les cours complémentaires, c’étaient toujours les premiers nommés, c’est-à-dire les enfants des milieux «privilégiés», qui réussissaient. Le résultat réellement produit par un cours ne dépend pas en effet seulement du cours lui-même, mais aussi des structures mentales des élèves qui le reçoivent.

Pour suivre l’enseignement secondaire classique, qui, même élémentaire, est déjà par nature scientifique, il faut, dès l’entrée en 6e à l’âge de 10 ans, avoir atteint ce que les psychologues de l’intelligence comme Jean Piaget appelle le stade de la pensée «abstraite» et «désintéressée». Or ce stade n’est atteint à l’âge de l’entrée en 6e que par les enfants vivant dans un milieu familial où leur intelligence abstraite est activement stimulée, c’est-à-dire dans les milieux «bourgeois».

Dans ces conditions, l’école unique conduisait à une double catastrophe. Non seulement c’étaient encore les fils de polytechniciens qui devenaient polytechniciens, donc l’école unique ne changeait rien en pratique. Mais, ce qui était pire, ce privilège devenait légitime, puisque tous les enfants, désormais scolarisés dans une même école, étaient censés avoir eu les mêmes chances.

Constatant cet échec, le gouvernement gaulliste aurait pu renoncer à l’école unique et revenir à l’école méritocratique de Jules Ferry, qui avançait plus lentement, mais plus sûrement, vers la «démocratisation» souhaitée par tous. Mais cette correction de trajectoire ne pouvait pas être acceptée par les syndicats qui, grâce à la tourmente de 1968, imposèrent leurs propres solutions. Celles-ci consistaient en une fuite en avant. Puisque l’«alignement vers le haut» du plan Langevin-Wallon ne fonctionnait pas, on procéderait à un «alignement par le bas». En un mot, on primariserait le secondaire. Cela tombait bien: la majorité des professeurs du secondaire de l’époque étaient d’anciens instituteurs.

C’est à partir de cette date que l’Éducation dite nationale commença à détruire purement et simplement l’enseignement secondaire français traditionnel. Rejetant une tradition éprouvée, on donna carte blanche aux «pédagogues». On décréta le caractère oppressif des savoirs. On refondit tous les programmes dans le sens du flou, de l’incohérence et de l’appauvrissement. On rendit impossible la structuration de l’esprit en cassant net, au nom de la spontanéité des «apprenants», le processus d’acquisition méthodique des savoirs.

L’affaire se compliqua par le fait que les réformateurs, menés par la FEN et le SGEN, ne purent, malgré tous leurs efforts, imposer l’intégralité de leurs réformes. La logique de celles-ci aurait été de supprimer jusqu’à la notion même de programme, donc la structuration des collèges et lycées en classes annuelles successives, donc aussi toute hiérarchie entre catégories d’enseignants. Or le SNES communiste veillait aux intérêts corporatifs des professeurs agrégés et certifiés. Il combattit les «pédagos» autant qu’il le put. Il en résulta une situation bloquée, provoquant un lent pourrissement. Il n’y eut plus, bientôt, de véritable programme national.

Acte III. Dans les décennies 1960 et 1970, l’école avait subrepticement changé de fonction sociale: elle était devenue peu à peu une simple garderie de la jeunesse. Et c’est parce qu’elle jouait passablement bien ce nouveau rôle qu’on l’a dédouana de ne plus jouer correctement son rôle d’éducation et d’instruction.

Il y eut des raisons sociologiques profondes, tant structurelles et conjoncturelles, à cette transformation insensible de l’école. D’abord, le travail des femmes s’était généralisé; or les femmes ne peuvent quitter la maison si les enfants ne sont pas gardés à l’extérieur. Ensuite, à partir du début des années 1970, le chômage de masse s’était développé en Europe, et l’on avait réagi à cette pression exercée contre l’emploi en diminuant la durée du travail, soit celle du travail hebdomadaire, soit celle de la vie de travail, ce dernier facteur se décomposant à son tour en abaissement de l’âge de la retraite et en retardement de l’entrée sur le marché de l’emploi. C’est ainsi que la durée moyenne de scolarisation doubla, passant de neuf ans aux lendemains de la guerre à plus de dix-huit ans aujourd’hui. Pendant la même période, les dépenses scolaires décuplaient en francs constants. Ainsi les jeunes étaient-ils gardés entre quatre murs au lieu d’entrer sur le marché du travail et d’y faire baisser les salaires, ou, pire, d’envahir la rue.

Inutile de dire que le niveau scolaire de la nation, dans le même temps, ne décupla ni ne doubla, à supposer qu’il ait augmenté un peu ou même n’ait pas régressé. Par conséquent, si l’on évalue l’output de l’institution scolaire en termes de niveau, on peut dire que la productivité marginale de chaque franc supplémentaire dépensé pour l’école, ou de chaque heure supplémentaire passée à l’école, a tendu vers zéro ou même est devenue négative. Pourquoi la société ne s’est-elle pas révoltée contre ce scandaleux gâchis? La réponse est claire: c’est que l’investissement public fut réellement productif si l’on prend pour critère non le niveau scolaire, mais la capacité à garder efficacement la jeunesse. L’argent dépensé a réellement servi à construire des écoles et à payer des gardiens.

La preuve que la fonction sociale réelle de l’école est désormais celle d’une garderie est que c’est aux manquements de cette seule fonction que des «signaux sociaux» s’allument. On ne voit jamais les parents défiler dans la rue si le professeur de français fait une faute d’orthographe par ligne, ou si le professeur de mathématiques se perd dans ses équations (ce qui est courant aujourd’hui). En revanche si, un seul matin, un gardien, absent, pour quelque raison que ce soit, manque devant une classe, ou si les professeurs sont en grève, ou si l’on menace de fermer une classe dans une agglomération qui se dépeuple, tous événements qui empêchent les parents d’aller travailler en paix, c’est alors que la société réagit brutalement et que l’institution scolaire est sommée de se justifier. A midi, les parents occupent l’école. Le recteur doit s’expliquer l’après-midi devant la télévision régionale, et le ministre au journal de 20h.

On a là l’explication, navrante mais objectivement vraie, du fait stupéfiant que les grands acteurs sociaux n’aient rien fait pour corriger la dérive mortelle de notre système éducatif depuis que son échec est devenu patent. Les associations de parents d’élèves n’ont eu en vue, par définition, que la fonction de garderie. Les syndicats d’enseignants n’ont eu en vue que l’augmentation continue des postes rendue possible par l’aubaine d’une inflation scolaire indéfinie (et de toute façon, ils ne peuvent critiquer leur œuvre). Quant aux politiques, ils se sont platement alignés sur les préoccupations immédiates de la masse de leurs électeurs, en sacrifiant, comme c’est devenu habituel dans nos démocraties médiatiques, les intérêts à long terme du pays.

Le problème est que la France, si elle en reste à la situation actuelle de son système éducatif, va subir la plus effroyable décadence de son histoire: la perte de son statut de grand pays scientifique et technologique. Et je ne vois pas très bien comment on peut espérer faire fonctionner une démocratie digne de ce nom, et en général toutes les institutions, organisations et entreprises d’un pays moderne, dans une société où progressent illettrisme, ignorance et obscurantisme.

Je suis persuadé qu’il n’y a de solution au problème scolaire de notre pays que par la remise en cause radicale de l’option communisante du plan Langevin-Wallon prise et absurdement conservée depuis quarante ans. Il faut un pluralisme scolaire, tant à l’intérieur du système public que par le développement d’un nouveau secteur privé. Il faut qu’on puisse créer librement des écoles et des réseaux d’écoles, et qu’il y ait une émulation entre ceux-ci, seul processus qui sera de nature à créer une spirale vertueuse et à engendrer un vigoureux renouvellement. Quel homme politique aura le courage de faire un pas dans le sens de cette libération?

*Professeur à l’ESCP-EAP.
(1)Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry?, Grasset, 1991; Le Chaos pédagogique, Albin Michel, 1993. «La fonction de garderie de l’école: une explication de la dégradation de sa fonction pédagogique», in École et société. Les paradoxes de la démocratie, par Raymond Boudon, Nathalie Bulle et Mohamed Cherkaoui, PUF, 2001. 
 

“Le pluralisme scolaire” : résumé

(Texte en lien sur “Pluralisme scolaire” : lettre à SOS-Education)

POLITIQUE EDUCATIVE

Numéro 1 Juillet 2004

 

Le pluralisme scolaire
Par Philippe Nemo

Pourquoi le pluralisme scolaire ?

En matière d’ éducation, ni le pur marché ni le monopole public ne sont satisfaisants. L’expérience montre que le meilleur système scolaire est formé d’écoles autonomes financées par la collectivité.

Ce système pourrait être mis en oeuvre progressivement. Correctement conçu, il permettrait d’offrir un accès à tous les enfants sans condition de ressources financières, un enseignement adapté aux besoins de chacun, une garantie contre toute dérive politique, idéologique ou sectaire, une gestion rigoureuse des fonds publics, une responsabilisation des parents, des chefs d’établissements et des enseignants.

Comment faire ?

La création d’écoles autonomes peut être faite en quatre étapes :

1) Le Parlement vote un cahier des charges qui prévoit:

un programme minimum pour chaque niveau scolaire ;

des normes minimales de compétences et de diplômes pour les enseignants

de normes de sécurité et d’ hygiène pour les bâtiments ;

des normes de bonne moralité pour les personnels ;

l’obligation d’enseigner les règles morales et civiques de base de la vie commune et l’interdiction d’enseigner des valeurs qui leur soient contraires.

2) Chaque école candidate à l’autonomie établit précisément un “projet d’école”

Ce projet d’école doit respecter les normes indiquées dans le cahier des charges. Mais il peut prévoir des programmes plus riches, des niveaux d’exigence plus grands, des enseignements et activités pédagogiques supplémentaires.

3) Ce projet est soumis à l’agrément d’un organisme de contrôle.

On peut s’inspirer du modèle de la COB ou du CSA. Son rôle est de déterminer si oui ou non le projet d’école est conforme au cahier des charges.

4) Si le projet est accepté

— > L’école reçoit une dotation financière annuelle.

— > Cette dotation est proportionnelle au nombre et à l’âge des enfants inscrits.

— > L’école est régulièrement inspectée par l’organisme de contrôle qui pourra retirer l’agrément si l’école ne respecte pas le projet qui avait été accepté.

Forme juridiqueL’école sera une personne morale de droit privé : société, association ou fondation. Elle sera l’employeur de ses personnels enseignants et administratifs avec des contrats de travail de droit privé.Les écoles pourront se regrouper en réseaux, afin de mettre en commun certaines activités pédagogiques, éviter la fermeture intellectuelle et offrir des évolutions de carrière aux enseignants. Chaque réseau d’école accumulera alors expérience, compétence, ainsi qu’une culture et une identité propres qui permettront à terme l’émergence dans nos sociétés de foyers intellectuels et spirituels nouveaux.

Le Parlement, en introduisant cette réforme de manière progressive, pourra montrer aux Français qu’il engage une véritable réforme. Il pourra prévoir qu’au début, seul un petit nombre d’écoles, à statut expérimental, seront concernées. Il faudra prévoir que des professeurs et des personnels d’encadrement du système public puissent être détachés dans les nouvelles écoles sans que leur statut, leurs droits et le déroulement de leur carrière soient remis en question.

 

 

“Pluralisme scolaire” : lettre à SOS-Education


Paris, le 23/10/04.

Madame,

Je vous remercie de l’intérêt que vous avez manifesté envers le livre que j’ai écrit, et je vous sais gré de m’avoir transmis, par votre courrier daté du 27 août dernier, la brochure “Politique éducative” dans laquelle Philippe Nemo expose le projet de réforme de l’éducation qu’il a mis au point, et que SOS-Education soutient.

J’ai lu cette brochure avec toute l’attention qu’elle requiert, et puisque vous m’avez sollicitée à son sujet, je me permets de vous livrer quelques-unes des réflexions qu’elle m’inspire.

Si je partage à certains points de vue le diagnostic de SOS-Education sur l’état actuel du système scolaire, je me sens en totale opposition vis-à-vis des solutions que vous préconisez, qui sont sous-tendues par des pré-supposés idéologiques qui ne sont pas les miens.

Ainsi, je dénonce comme vous l’emprise sur la formation des maîtres et sur les corps d’inspection de certains dogmes pédagogiques aussi absurdes que dangereux qui empêchent les professeurs d’exercer leur métier librement, et qui interdisent aux élèves d’apprendre quoi que ce soit de manière solide ; comme vous, je déplore le piètre niveau auquel on amène les bacheliers, responsable de l’échec de 40% d’entre eux dans les études supérieures ; comme vous, je stigmatise un égalitarisme forcené qui, sous prétexte d’offrir à tous une prétendue “réussite”, a nivelé les diplômes par le bas, a banni les redoublements, a uniformisé le cursus de tous élèves, et a induit une hétérogénéité ingérable des classes ainsi qu’un illettrisme scolaire aux proportions scandaleuses.

Toutefois, pour peu que vous ayez lu mon livre jusqu’au bout, pour peu que vous ayez consulté les analyses du collectif Sauver les lettres auquel j’appartiens (www.sauv.net), il ne vous aura pas échappé que mes amis du collectif et moi-même croyons envers et contre tout en une école républicaine forte, capable de transmettre à tous les élèves qui lui sont confiés, quelles que soient leurs origines sociale, confessionnelle, culturelle, un patrimoine commun de connaissances à la portée universelle, véritable ciment de la nation en même temps que facteur de promotion sociale pour les plus pauvres.

Loin de moi, loin de nous, donc, l’idée d’un réseau d’établissements indépendants qui, sur la base d’une charte minimale imposée par l’Etat, proposeraient leurs propres “projets d’école” aux contenus d’enseignement les plus divers. Cette idée repose sur des thèses qui me sont étrangères : la première affirme que l’école, pour reprendre les termes de M. Nemo, “n’est qu’une des nombreuses institutions porteuses et responsables de vérité, en parallèle avec les Eglises, les sociétés savantes, (…) les organismes culturels en général” (p.3) — il s’agit d’une thèse relativiste, qui à mes yeux peut conduire au pire obscurantisme ; la seconde thèse affirme la nécessité d’établir le “pluralisme” éducatif sur le modèle du pluralisme politique ou économique — on a affaire ici à l’ultra-libéralisme, qui étend abusivement à tous les domaines de l’activité humaine le concept d’ailleurs dévoyé de liberté.

Tout d’abord, quelles “vérités” l’école a-t-elle vocation de professer ? M. Nemo semble confondre sous ce terme “idées et savoirs”, c’est-à-dire croyances religieuses, opinions politiques, valeurs morales, et connaissances savantes. Or à mes yeux seules ces dernières ont leur place à l’école, car, contrairement au reste, elles peuvent faire l’objet d’un consensus et constituer les programmes scolaires nationaux. Or, M. Nemo, en niant qu’un tel consensus soit possible (selon lui “les familles qui ont des savoirs différents (…) ne peuvent admettre pour leurs enfants une école unique enseignant à tous exactement les mêmes programmes” p.5), imagine sans doute de laisser se développer des écoles où, comme c’est déjà hélas le cas aux Etats-Unis, on prétend prouver aux élèves la fausseté des théories darwiniennes sur l’évolution des espèces, au motif qu’elles contredisent la Bible ; ou encore, des écoles qui rayeraient de leur programme d’histoire l’épisode de la Shoah, considéré par les révisionnistes comme non établi… A cet égard, je ne partage pas l’optimisme (ou la naïveté) de M. Nemo qui croit au “mimétisme vertueux du pluralisme” qui empêcherait “l’éclatement et la divergence des modèles scolaires” (p.6).

En imaginant que le “cahier des charges” qui lierait ces écoles à l’Etat exclurait effectivement de telles dérives (comme il est suggéré p.18), je reste convaincue qu’il serait aberrant de répondre servilement, étroitement, aux demandes éducatives des familles. On sait que les “besoins” des élèves, exprimés pour eux par leurs parents, sont construits bien plus qu’innés. Plutôt que de conforter ces déterminismes socio-culturels en les considérant comme des données naturelles, il appartient à l’école de donner aux jeunes gens les moyens de s’en affranchir. Il y aurait donc, selon les vœux de M. Nemo, des écoles distinctes pour les enfants de ceux qui “ne lisent pas les même journaux, ne votent pas pour les mêmes partis, n’ont pas les mêmes soucis et projets professionnels, les mêmes genres et styles de vie, etc.” (p.2), autrement dit des écoles pour les enfants d’ouvriers et des écoles pour les enfants de cadres, pour les enfants de “gauche” et pour les enfants “de droite”, pour les enfants de familles catholiques et pour les enfants de familles juives ou musulmanes? L’idéal laïc et républicain y sombrerait tout entier .

J’ai pour ma part la conviction que, si l’on assigne encore à l’école la mission, esquissée par le plan Langevin-Wallon dès 1947, d’ “offrir à tous d’égales possibilités de développement, (d’)ouvrir à tous l’accès à la culture” ou encore d’élever “le niveau culturel de la nation”, il revient à l’Etat d’élaborer des programmes permettant de réaliser cet idéal, autrement dit d’établir un répertoire précis, progressif, cohérent et ambitieux de connaissances à inculquer au fil de leur scolarité à tous les jeunes gens. C’est l’absence de tels programmes qui explique la faillite actuelle de l’école. C’est au contraire par l’application de tels programmes que l’école parviendra à créer une véritable communauté nationale, à abolir les frontières de la “connivence culturelle”, à contrer la reproduction sociale : apprenons sérieusement à tous nos élèves le français et les mathématiques, langages capables de développer leur rationalité et leur capacité de compréhension du réel ; enseignons les langues vivantes, et aussi le grec et le latin qui sont le fondement de notre langue et de notre civilisation ; les éléments d’histoire, de géographie, des arts et des sciences, disciplines qui forment le jugement et la sensibilité ; et il y a fort à parier que nous rendrons ces futurs citoyens libres, plus égaux et plus fraternels.

Or, le projet de SOS-Education entend parvenir à la cohésion sociale par des moyens autrement plus coercitifs. S’il autorise le “pluralisme” en matière d’enseignement des connaissances, M. Nemo manifeste au contraire un curieux dogmatisme quant aux valeurs dont l’école doit se faire le vecteur : semblant ignorer qu’il profère là une de ces “vérités” sujettes à caution qu’il dénonce ailleurs, il affirme que “les hommes doivent partager les valeurs de la société démocratique et libérale”; bien pire, cédant à un ethno-centrisme de mauvais aloi (pour ne pas dire plus!), il fait l’éloge de la “modernité” et des “seules sociétés où (celle-ci) ait émergé, “les sociétés d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord où se (sont) affirmées les valeurs et les institutions de la démocratie libérale” (p. 5). Il en conclut que “dans toutes les écoles on doit enseigner les règles de la vie commune de la société démocratique” (p.6). Pour ma part, il n’est bien entendu pas question d’enseigner des valeurs ou des principes qui soient contraires à ceux de notre République. Mais je préfère rester fidèle au vœu d’un des fondateurs de l’idéal scolaire républicain, Condorcet lui-même, vœu formulé dans son Rapport sur l’Instruction publique de 1792 : “ni la Constitution française, ni même la Déclaration des droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens comme des tables descendues du ciel, qu’il faut adorer et croire”. En effet, je pense qu’il est dangereux d’enseigner des valeurs toutes faites – c’est ce que fait déjà trop bien l’école actuelle, par le biais de pseudos-matières comme l’ECJS, de parodies de procédures démocratiques comme “les conseils d’enfants”, ou par le libellé même de certains sujets du brevet ou du baccalauréat, qui demandent aux élèves de réciter un catéchisme républicain très “politiquement correct” : on imite ni plus ni moins les cours de morale de jadis, qui excluaient toute formation de l’esprit critique. Or je note que dans son référendum national sur l’école”, SOS-Education propose justement de remettre en place “des cours de morale, de civisme et de politesse”. A l’opposé, je pense que l’on doit laisser aux familles les domaines de la morale et de la politesse, et que la seule éducation “citoyenne” qui vaille à l’école est celle qui, par le truchement de connaissances historiques, géographiques, littéraires et philosophiques solides inculquées aux élèves, leur donnera les moyens de juger des différentes “valeurs” et d’adhérer ou non, en toute liberté, à ces valeurs.

Pour finir, je me dois d’exprimer mon désaccord le plus total quant à la vision caricaturale, voire injurieuse, que M. Nemo donne de certains aspects de l’école et de ses enseignants. Je déplore qu’un intellectuel tel que lui, docteur d’Etat ès-lettres et sciences humaines, se complaise à conforter des clichés que toutes les enquêtes sociologiques sérieuses démentent : par exemple, étant sur le terrain, je récuse le fait qu’il y ait chez les enseignants “un nombre extrêmement élevé d’absences et de négligences, de talents inemployés, une atmosphère générale de démotivation, de laisser-aller et de découragement (p.11)”. Je m’étonne de relever dans l’exposé d’un projet qui se veut objectif l’expression de fantasmes anti-gauche et d’un anti-syndicalisme primaire : l’école française serait “dominée par les syndicats marxistes” (p.6), à tel point que le ministre de l’Education nationale ne pourrait “prendre que les mesures dont il s’est assuré préalablement qu’elles avaient l’aval des syndicats” (p.10) – M. Nemo a manifestement oublié ce qui s’est passé au printemps 2003 ! ; ou encore l’école en tant qu’institution d’Etat participerait d’une “conception absolutiste ou totalitaire de l’Etat” (p.7). Je suis scandalisée du fait que M. Nemo, négligeant sans doute des anicroches aussi dérisoires que le sort récent des employés de Moulinex, d’Alsthom ou de Daewoo, considère “les modes d’organisation et de management qui sont ceux de toute l’économie” comme “une gestion rationnelle et humaine du travail, des personnels et des carrières” (p.11), et qu’il veuille de ce fait en faire bénéficier l’activité éducative ! Enfin, je remarque non sans amusement que les travers de l’école “monopolistique” que dénonce M. Nemo ne feront que se renforcer si le “pluralisme” qu’il préconise entrait dans les faits : les difficultés qu’éprouvent aujourd’hui les familles défavorisées à s’y retrouver dans les “repères clandestins et ésotériques” (p.21) qui distinguent les bons cursus scolaires des mauvais ne se répéteront-elles pas avec différents “réseaux d’écoles” proposant chacun un “label” garantissant tel ou tel type d’éducation ? Le projet des socialistes révolutionnaires qui consiste à forger un “homme nouveau” (p.9), et qui imprègnerait l’école actuelle, ne ressemble-t-il pas étrangement au rêve de M. Nemo qui souhaite que, en changeant la “manière d’enseigner l’histoire, la littérature, (…) la philosophie”, on élabore par le biais des réseaux d’écoles des “modèles civilisationnels correspondant à notre temps, à ses structures géopolitiques et aux perspectives qu’ont désormais en commun tous les hommes civilisés” (p.26) ?

Il m’apparaît donc clairement, à l’issue de la lecture du projet que vous m’avez soumis, que les analyses de M. Nemo, et les buts poursuivis par SOS-Education divergent absolument des miens, et de ceux du collectif Sauver les lettres.

Sauver les lettres défend certes la liberté pédagogique des enseignants en ce qui concerne les méthodes d’enseignement, car nous considérons notre métier comme un artisanat plutôt qu’une science : chaque professeur doit pouvoir élaborer ses propres méthodes selon sa personnalité et celle de ses élèves. Mais Sauver les lettres ne renonce pas pour autant à l’idée que l’instruction du peuple relève d’une mission étatique. Je dis bien l’instruction, et non l’éducation, et surtout pas le dressage “citoyen” qui n’est qu’une variante de la fabrique d’un “homme nouveau” sur le moule d’une idéologie particulière.

Nous défendons le modèle d’une école républicaine qui n’a encore jamais existé : une école qui soit capable de hisser l’ensemble de la population sur un socle exigeant de connaissances, et qui pour cela se dote de programmes et d’horaires adéquats à l’échelle de la nation, ainsi que de moyens financiers suffisants pour assurer une formation exigeante des maîtres, un recrutement en nombre de ces derniers, le développement des redoublements, des structures d’aide précoce aux élèves en difficulté, et le recrutement en nombre des personnels nécessaires au bon fonctionnement des établissements.

En espérant avoir répondu à votre demande et clarifié nos positions respectives, je vous prie de recevoir, Madame, mes sincères salutations.

Fanny Capel, auteur de Qui a eu cette idée folle un jour de casser l’école ?

11/2004